En grande forme

La Fondation Cartier consacre une exposition à l’icône de la BD
Jean Giraud, alias Mœbius. Un parcours sur le thème de la métamorphose.

Ingrid Merckx  • 14 octobre 2010 abonné·es
En grande forme
© « Mœbius-trans-forme », Fondation Cartier pour l’art contemporain, 261, bd Raspail, 75014 Paris, 01 42 18 56 50.

Forcément. La première exposition jamais consacrée à Mœbius, icône de la BD, avec vernissage le dimanche après-midi, ce ne pouvait être que l’hystérie. Dès 16 heures, ce 10 octobre, la longue file d’attente serpentait au soleil devant la Fondation Cartier à Paris, comme pour rivaliser avec le dragon-poisson magenta qui se déploie jusqu’au 13 mars 2011 sur la façade transparente. Mœbius ayant adapté les formes de son « Amazing Muze » ( Inside Mœbius ) pour qu’elle puisse prendre place, à la verticale, à l’entrée de la fondation. Déjà dans le ton puisque cette exposition intitulée « Mœbius-transe-forme » a été pensée, par lui, sur le thème de la métamorphose. Ce qui sous-tend un mouvement à la fois dans l’espace et dans le temps.

« Mœbius transe-forme » propose trois modes d’approche : à l’horizontale, à la verticale et en 3D, à travers 400 dessins, planches, peintures, carnets et autres trésors tirés de ses archives, et un film présenté en avant-première.
Le premier mode invite à suivre un grand ruban blanc qui déroule plusieurs mètres de vitrines dans le rez-de-chaussée entièrement vitré de la fondation. À l’intérieur : les personnages créés par l’artiste, de Blueberry (né en 1962 dans Pilote ) à Stel et Atan ( le Monde d’Edena , 1983) en passant par John Difool ( l’Incal ), le Major ( le Garage hermétique ), le fantastique Arzach ( Métal hurlant ) ou lui-même, Mœbius. Double qui a l’étonnante particularité d’être à la fois le pseudonyme de Jean Giraud quand il signe la partie fantastique de son œuvre et un personnage qu’il a créé très tôt pour s’incarner dans ses propres dessins et « transgresser l’effacement de l’auteur en tant que personne tout en me donnant le recul nécessaire à une sorte de cathartique thérapeutique ». Mœbius a emprunté le nom du mathématicien et astronome ayant modélisé cette surface fermée à une face que l’on nomme en topologie « ruban » ou « anneau » de Möbius. D’où cette mise en scène autour du ruban…

Celui de la Fondation Cartier se déroule en vagues comme des cases de BD mises côte à côte, montant et ­descendant dans une pièce qui ne ­comporte rien d’autre que des haut-parleurs diffusant les commentaires du créateur. « Dans le monde de la bande dessinée, où le créateur cherche à être identifié, j’ai cette capacité, en tant que maître du jeu, soit de me contraindre à la permanence des formes, soit de leur donner un peu de jeu. C’est ce que j’ai fait avec Blueberry, où, au fil des ans et des albums, au fil des pages même parfois, le personnage se transforme, mute, bouge, mais reste, malgré tout, extraordinairement identifiable. »

Une décision quasi métaphysique puisque, ce faisant, Mœbius accepte la fuite du temps – Arzach vieillit ; dans sa dernière aventure, parue le 15 septembre (Glénat), ce personnage muet se met même à parler – et la dépasse puisque rien ne se perd, rien ne se crée, tout se trans-forme… Ce ruban géant devrait néanmoins d’abord plaire aux initiés, avides de pister les changements de traits de leurs héros comme l’on guette le passage des ans ou d’une expression sur un visage familier. Ainsi Blueberry prend un air de Belmondo ou de Charles Bronson, tout en restant ce cher marshall « dégageant un mélange d’animalité et de tristesse » . Arzach est reptilien, féminin, masculin, mais toujours cet arpenteur muet voyageant sur le dos d’animaux étranges, oiseau télépathe ou cheval-tamanoir. À Blueberry le réalisme western. À Arzach l’onirisme, le fantastique, l’inconscient. Deux personnages pour redire la dualité initiale : « En passant de Giraud à Mœbius, j’ai tordu le ruban, changé de dimension. J’étais le même et j’étais un autre. »

Rarement choix d’auteur aura eu de telles implications graphiques. « Gir suit les codes de la BD traditionnelle, Mœbius transgresse les conventions du récit. Gir s’inspire de la photo et du cinéma, Mœbius donne vie à un monde imaginaire en perpétuelle mutation. » Avec des points de rencontre, comme dans cette vignette où Blueberry braque l’auteur de ses jours, Mœbius en T-shirt jaune et gros nez. Ou quand il se montre ailleurs dessinant à sa table, son poisson-dragon planant au-dessus de lui.

Il faut descendre dans le sous-sol de la fondation pour voir les créatures de Mœbius se soulever, passer de la page au mur, du blanc à la lumière, de l’album au décor : désert, rêve, cinéma. Voici la partie transe, sur les phénomènes qui déclenchent la sortie du corps, la transgression des formes et des normes, rationalité, narration et représentation. Le mur de gauche présente une série de dessins où une tête et une main explosent en lambeaux… Presque un flip-book désarticulé mais qui, de gauche à droite et inversement, est l’image même d’une métamorphose, la plus kafkaïenne peut-être de l’exposition. La longueur gauche de la salle est couverte du sol au plafond d’agrandissements consacrés au rêve. Uniquement des noir et blanc, alors que, sur le mur opposé, dévolu au désert, une série de paysages et de personnages hauts en couleur, tel ce lapin géant échappé de Lewis Carroll, se disputent la ligne d’horizon. Pas de plantes hallucinogènes, ni cactus ni champignon chez cet adepte de chamanisme, grand lecteur de Carlos Castaneda. Mais un cristal qu’il a déniché au Museum d’histoire naturelle et qui trône, face claire-face sombre, derrière un parterre de tourelles noires surmontées de vignettes lumineuses. Sa Cryptonite qui renvoie aussi à Dune, Dark Crystal…

Sur le mur du fond, d’étranges méduses projetées ondulent, remontant des abysses visités pour le film Abyss de James Cameron, au milieu des décors imaginés pour le Cinquième Élément de Luc Besson et d’un bestiaire martien… Danse décousue chez Mœbius, dont on se dit que l’univers – sauf cette explosion de cervelle un peu répugnante – est étonnamment pacifié. Quoi ? Le pouvoir de l’imagination, le vertige de la création, la puissance de la méditation, l’observation insatiable des plus incroyables mécanismes naturels et les tourbillons du rêve, valsant ainsi sans perdre pied ? La remontée du sous-sol s’accompagne d’une impression d’énergies domptées.

« Le monde de Mœbius existe en état de flux, comme s’il était perpétuellement en train de passer dans un autre mode d’être, comme s’il se muait en quelque chose de meilleur et plus étrange, comme s’il tendait vers une immortalité permanente. Il n’y a pas, dans son univers, qu’un seul état d’esprit : chaque existence est transformée par la pensée » , écrit l’écrivain argentin Alberto Manguel en introduction à « Métamorphoses, une anthologie des transformations et autres façons d’être », un bel ensemble de textes sur ce thème réunis dans le catalogue. C’est pourtant ce sentiment de flux qui manque à ce parcours, cette liquidité qui ferait passer du ruban au sous-sol, des planches aux volumes. Sauf à s’immerger dans la salle trop prisée qui diffuse en exclusivité la Planète encore. Premier film d’animation signé Mœbius et qui, en 3D, ouvre une nouvelle porte.

Culture
Temps de lecture : 6 minutes