« Entre nos mains », de M. Otero : l’énergie du collectif
Réalisatrice du documentaire « Entre nos mains », Mariana Otero raconte son travail avec les salariés d’une entreprise en faillite qu’un projet de coopérative rend plus heureux.
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POLITIS : Entre nos mains respecte les règles de la tragédie classique – unité de lieu, de temps et d’action – et celles du film à suspense. Avez-vous eu conscience que l’écriture de ce documentaire ressemblerait à celle d’un polar ?
Mariana Otero : Ce que je savais d’emblée, c’est que, sur le chemin qui menait à la création d’une Scop, il y aurait des accidents de parcours. Et donc des moments de tension. De plus, j’avais choisi une entreprise
– Starissima – en redressement judiciaire, par conséquent menacée de fermeture. Cela signifiait une urgence. Des questions cruciales seraient à résoudre, dont la première d’entre elles : les salariés s’engageraient-ils dans la procédure de la création de la Scop ou pas ? L’éventuelle intervention du patron était aussi plus que probable. Bref, il y avait dès le début des éléments forts de dramaturgie. En outre, je ne donne jamais d’éléments d’information au spectateur que n’auraient pas les salariés. Le spectateur n’est jamais en avance. Et je suis restée en permanence avec les salariés. Je ne suis pas allée voir le magasin Cora, par exemple, l’un de leurs clients, qui va poser des difficultés. Le suspense tient donc à cette façon de faire en ce qui me concerne, et aussi, bien sûr, à la réalité, qui est extrêmement tendue. Enfin, après le tournage, le montage permet également d’accentuer la tension.
Le patron, autrement dit l’« ennemi », reste invisible, hors champ. C’est un choix très fort de mise en scène. Comment s’est-il imposé ?
Le patron m’avait donné son accord pour filmer à l’intérieur de l’entreprise, mais, comme il ne faisait pas partie du projet de coopérative, il ne voulait pas apparaître. Cependant, quand s’est présentée la grande réunion où il a exposé aux salariés son projet qui avait un impact sur la création de la Scop, je lui ai dit que je devais la filmer. Il en a été d’accord, tout en ne me permettant pas de le filmer. Au tout début du montage, alors que j’attendais malgré tout qu’il signe une autorisation d’utiliser les images que j’avais de lui, je me suis rendu compte que c’était mieux s’il restait hors champ. Parce que, de cette manière, il n’interférait pas dans une histoire où il n’avait pas sa place. Le documentaire, c’est souvent cela : faire avec les contraintes et essayer de transformer le réel de façon à ce que l’histoire fasse sens.
Quelle était votre intention ?
Je voulais filmer un lieu où les gens modifient le fonctionnement, les règles, les contraintes, et essaient ainsi de vivre autre chose. La création d’une coopérative m’a semblé très appropriée : les salariés sont en train de changer quelque chose de fondamental, tout en restant à l’intérieur d’un même système, le capitalisme. Du coup, ce qui m’intéressait était de filmer ce qui, avec ce changement, se passait pour eux, en eux, intimement : les peurs, les réticences, les enthousiasmes. Ce que cela modifiait dans leurs relations les uns avec les autres, ce que le collectif créait comme énergie, comme bonheur d’être ensemble, de penser ensemble et non plus chacun dans son coin.
Vous êtes donc partie d’une idée. Dans l’élaboration de vos films, l’idée est-elle toujours première ?
Oui. C’est ensuite que je cherche la forme la plus juste, comment je vais pouvoir raconter ce que je veux raconter, comment je vais construire un récit avec le réel. Mais je suis portée par les deux : le sens et la forme. L’un ne doit pas être sacrifié au profit de l’autre.
Pourquoi avoir choisi cette usine ?
Sur la cinquantaine de salariés, les femmes étaient très majoritaires, cela m’a plu. Mais j’ai été sensible aussi à la diversité. Sociale, avec les ouvrières et les cadres. Culturelle, parce qu’il y avait des ouvrières de plusieurs origines nationales ou ethniques. Et d’âges différents. Par contre, le fait que les salariés ne soient pas syndiqués ne m’importait pas. J’aimais bien aussi qu’on parle de politique et d’économie au milieu de soutiens-gorge et de petites culottes, puisque Starissima était une entreprise de dessous féminins.
Pensez-vous que votre présence a eu une influence sur les salariés ?
Oui. Si la présence de la caméra n’a aucune influence sur le cours des événements, elle en change la qualité. Les personnes filmées font davantage attention à ce qu’elles disent. Elles n’oublient pas la caméra, mais trouvent une manière d’être face à elle. Les ouvrières ont oublié leur gêne. Mais, malgré le rapport amical que j’ai entretenu avec elles, je ne les ai jamais tutoyées. Il y a une certaine proximité, mais il ne faut pas être trop proche. Si les ouvrières sont à l’aise, elles doivent aussi garder en tête que je suis avec elles en tant que réalisatrice, et non pas comme une copine. Il y avait donc une forme de tension – c’est sérieux, on est filmé –, mais en même temps il fallait que dans ce travail avec la caméra elles trouvent leur place.
Quand on fait un film avec un groupe de personnes, des personnalités émergent, qui deviennent, en l’occurrence, des héroïnes de cinéma. Quel est votre rôle dans cette « transformation » ?
Une chose simple tout d’abord : j’ai filmé davantage celles qui avaient envie d’être filmées. Ensuite, celles des bureaux, je les ai filmées un peu moins. Car elles faisaient davantage attention à leur image. Les hommes aussi font plus attention à leur image. Parce que ce sont des femmes et que le pouvoir ne les intéresse pas, les ouvrières, elles, avaient une grande liberté dans leur parole. Elles avaient un vrai plaisir à être filmées, à commenter. Certaines ont fait preuve de beaucoup de lucidité, d’autres ont un vrai pouvoir comique. Toutes ont beaucoup de présence et d’intensité. La vie peut être plus belle au cinéma parce que celui-ci donne une forme au chaos de la réalité. C’est, je crois, pourquoi les ouvrières sont contentes du résultat.
Ces femmes sont sans cesse dans la réflexion, développant une vraie intelligence de la situation…
Le fait même d’essayer de constituer une coopérative sollicite leur réflexion. Il fallait juste savoir écouter. J’étais attentive à toutes les réflexions, même minuscules. Car souvent elles portent loin. Quand l’une dit, par exemple : « On ne nous avait jamais demandé de penser à l’intérieur de l’entreprise » , cette phrase résonne pour moi avec les livres de Castoriadis. Quand une autre dit : « Ma part de bénéfice [qu’elle reverse dans la Scop, NDLR], je ne l’avais pas vraiment gagnée par mon travail » , elle met en cause, à sa manière, le capitalisme financier. Lors des premières projections du film, j’ai eu quelques réflexions de jeunes spectateurs très politisés, des étudiants, qui me disaient : « Mais comment peut-on filmer des gens qui pensent aussi peu ? » En fait, c’est du mépris qu’ils manifestaient. Ils ne les avaient pas écoutées.
Le film montre la naissance d’un collectif, et ce que celui-ci apporte aux individus…
Les gens ne sont plus portés par un idéal qui serait commun. L’idée du grand soir a disparu. Mais dès qu’il y a du collectif possible, ils sont plus heureux. C’est visible dans le film. Simplement, l’occasion de former un collectif ne se présente pas forcément. Et tout ce qui est collectif au niveau institutionnel se défait. Je vois bien pourtant comment les gens aiment participer aux débats après les séances de cinéma – et cela n’est qu’un exemple. Dès que les gens peuvent être ensemble, quelque chose se passe.
Le film emprunte également à la comédie musicale, de façon très surprenante, à travers une chanson qui a été écrite par deux des salariées. Pourquoi cette séquence ?
La comédie musicale, c’est, sur le plan artistique, l’équivalent de la coopérative. On est tous ensemble, et dans cet ensemble chacun porte et fait entendre sa voix. Le groupe existe fortement, mais il ne fait pas disparaître les singularités de chacun. La comédie musicale fait pleinement ressentir cela, bien mieux que n’importe quel témoignage. Chaque salariée a chanté à sa manière. Par exemple, l’une d’elle, Jeanne-Rose, explose complètement en partant dans les aigus : c’est elle seule qui a choisi de faire comme cela, et c’est merveilleux. Pour cette séquence de comédie musicale, on a fait des répétitions afin que tout soit en place, j’ai effectué des travellings, etc. L’usine s’était presque transformée en studio de cinéma. Exactement comme s’il s’agissait du tournage d’une fiction.