Indocile Claude Lefort
Homme de rupture, Claude Lefort, qui élaborait dès 1945 une critique du stalinisme, rechercha inlassablement une voie démocratique de l’émancipation sociale.
dans l’hebdo N° 1122 Acheter ce numéro
Claude Lefort est décédé le 3 octobre à Paris d’un cancer, à l’âge de 86 ans. Nous l’avions rencontré en avril 2007 à l’occasion de la parution de l’épais recueil de ses articles et entretiens [^2]. Chaleureux mais assez circonspect au départ sur une demande d’entretien de la part de Politis, hebdomadaire qu’il avoua ne lire que très rarement et qu’il classait d’un trait rapide et sans nuance parmi « l’extrême gauche », il était revenu ce jour-là avec une vraie générosité sur son parcours intellectuel et notamment, non sans moult précisions et anecdotes, sur le début de son engagement politique dans le mouvement trotskiste en pleine Seconde Guerre mondiale. Des trotskistes dont il avait tenu à rappeler qu’ils étaient alors en 1943-1944 non seulement « en clandestinité mais même en superclandestinité puisqu’ils devaient aussi se cacher des communistes ».
Il les quitta néanmoins assez rapidement, en désaccord dès son adhésion sur la qualification de l’URSS comme « État ouvrier dégénéré » chère à Trotski. Il fonda alors en 1948, avec le philosophe, économiste et psychanalyste grec fraîchement débarqué en France Cornelius Castoriadis (1922-1997), le groupe Socialisme ou Barbarie (SouB) à la fois revue extrêmement novatrice pour sa critique de gauche du stalinisme « bureaucratique » (avec ou sans Staline) et (micro)organisation politique militant pour un socialisme autogestionnaire [^3]. Mais, là encore, si le petit groupe existe formellement jusqu’en 1967, Claude Lefort rompt avec lui à la fin des années 1950, à la suite de « petites scissions successives » et surtout de multiples brouilles avec Castoriadis. « Je quitte SouB, nous expliquait-il en 2007, parce que je pensais que nous devions simplement diffuser des idées et donc abandonner le principe d’une organisation conçue comme une avant-garde révolutionnaire. Cela a été un pas vers mon abandon de la pensée marxiste. Mais je veux dire ici que Marx n’a toutefois jamais cessé de me passionner… »
C’était sans doute chez ce philosophe au caractère plutôt difficile une sorte de réflexe que de se situer presque naturellement – ou essentiellement – en marge, voire d’emblée en opposition avec les croyances et les positions majoritaires des nombreux groupes politiques ou écoles de pensée par lesquels il est passé. Ce qui conduisit la philosophe Claude Habib, dans un entretien en 1996 où Claude Lefort revenait sur ses années d’engagement politique, à le qualifier de « militant indocile » . Un qualificatif qu’il n’aurait sûrement pas renié, et pas seulement comme militant…
Homme de rupture mais infatigable penseur du politique, Claude Lefort a certainement appris cette vigilance intellectuelle et ce sens critique aigu auprès de celui qui fut d’abord son professeur avant de devenir son mentor intellectuel et son ami, Maurice Merleau-Ponty. Sa dernière grande réalisation fut d’ailleurs, juste avant de disparaître, l’édition d’un gros volume chez Gallimard [^4], paru il y a quelques semaines, rassemblant la plupart des grands textes du philosophe décédé en 1961. Cette rencontre avec l’auteur de la Phénoménologie de la perception fut décisive. Maurice Merleau-Ponty remarqua très vite cet élève brillant dans sa classe de philosophie au lycée Carnot à Paris au cours de l’année scolaire 1941-1942. À la Libération, il l’invite à participer au comité de rédaction des Temps modernes , revue tout juste fondée par Sartre, où le jeune Claude Lefort publie dès le deuxième numéro une critique de l’analyse du fascisme couramment faite alors par nombre de marxistes français. Sa collaboration dure jusqu’en 1953, date de la rupture de Sartre avec Merleau-Ponty, auquel Claude Lefort reste très lié jusqu’à sa mort.
Reçu à l’agrégation de philosophie en 1949, Claude Lefort se consacre, après avoir quitté SouB et rompu avec le marxisme en tant que doctrine politique, à l’écriture et à l’enseignement de la philosophie, d’abord à l’université de Caen – où, en mai 1968, il est l’un des rares professeurs à soutenir les étudiants – puis à l’EHESS. Surtout, à partir de la seconde moitié des années 1960, il se met à étudier méthodiquement l’œuvre de Machiavel, autre grande influence de sa pensée, et lui consacre sa thèse, sous la direction de Raymond Aron, dont est tiré en 1972 le Travail de l’œuvre , Machiavel (Gallimard), sans doute son livre le plus important. Ce travail se poursuit par une analyse toute en finesse du système démocratique, avec un autre de ses livres majeurs, l’ Invention démocratique (Fayard, 1981). Si, politiquement, à partir des années 1970 et surtout 1980, il se rapproche d’un certain social-libéralisme plus éloigné de nos sensibilités, il poursuit son engagement contre le totalitarisme, soutenant avec fougue Soljenitsyne, notamment en lui consacrant un volume ( Un homme en trop , Seuil, 1975), puis le combat de Solidarnosc.
Se situant toute sa vie à gauche, Claude Lefort, qui rappelait souvent le mot de Souvarine (« L’URSS, quatre mots, quatre mensonges ! »), restera celui qui fit partie des très rares à avoir, dès 1945, élaboré une critique du stalinisme et du caractère bureaucratique des pays du « socialisme réel ». Il fut sans aucun doute l’un des grands penseurs de la seconde moitié du XXe siècle qui, doté d’une connaissance encyclopédique de Marx tout en critiquant le marxisme en tant qu’idéologie de la rupture révolutionnaire – à ses yeux « fantasmatique » , nous disait-il encore en 2007 –, demeura toute sa vie fidèle à la recherche d’une voie démocratique de l’émancipation sociale.
[^2]: Le Temps présent. Écrits 1945-2005, Belin, 2007, 1 054 p., 42 euros. Cf. l’entretien dans Politis n° 948, du 19 avril 2007.
[^3]: Cf. sur ce point : Anthologie (1949-1967) de Socialisme ou Barbarie, Éd. Acratie, 2007, 342 p., 27 euros.
[^4]: Œuvres, Maurice Merleau-Ponty, édition et préface par Claude Lefort, Gallimard, « Quarto », 1 848 p., 35 euros.