La nouvelle conquête de la finance

La conférence mondiale sur la biodiversité sera l’occasion pour certains États de pousser à la financiarisation de la nature. Avec quelles conséquences pour les écosystèmes ?

Thierry Brun  • 14 octobre 2010 abonné·es

Difficile à concevoir, le marché de la nature existe pourtant, et la conférence mondiale sur la biodiversité* de Nagoya devrait lui permettre de prendre son envol. Il y sera certes question de la disparition des espèces et de la mobilisation mondiale organisée par les Nations unies, qui ont décrété 2010 année de la biodiversité. Mais les 193 États signataires de la Convention sur la diversité biologique discuteront aussi d’une version révisée du « plan stratégique » de cette Convention, qui portera sur la période 2011-2020.

Ce plan contient un volet consacré aux « services écosystémiques », qui devrait généraliser l’expérimentation d’instruments financiers et la marchandisation de la nature. Les débats doivent aussi porter sur la création d’une Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES, en anglais). L’Union européenne et la plupart des pays riches sont de fervents promoteurs de cette plateforme qui devrait obtenir un mandat politique pour délivrer des autorisations (ou des interdictions) d’agir au nom de la biodiversité. Les enjeux économiques sont colossaux : le marché des services liés à la biodiversité a été chiffré en 1997 à 33 000 milliards de dollars. Non sans susciter d’âpres négociations au sein des Nations unies. Les pays en développement, qui détiennent une grande partie des réserves de biodiversité dans le monde, ont notamment conditionné la création effective de l’IPBES à un accord sur l’accès et le partage des bénéfices de ces services.

Un changement radical des objectifs de la Convention est envisagé à Nagoya. Au motif que seul le marché protège la biodiversité, les services fournis par les écosystèmes peuvent être monnayés et devenir à terme rentables pour le secteur économique et financier. Des ONG comme le WWF ont apporté leur soutien à ce capitalisme vert. Elles militent pour la fin de la gratuité des services écosystémiques rendus par la nature par l’intégration de leur coût dans les mécanismes du marché. Ce qui a fait dire à l’écologiste Agnès Bertrand et à la journaliste Françoise Degert [^2] que « l’évaluation de la biodiversité ne porte plus sur les espèces mais sur tous les “services économiques” » rendus par les écosystèmes.

Ainsi, en s’intéressant à la pollinisation des abeilles dans le cadre d’un programme européen sur les risques qui menacent la biodiversité à grande échelle, Jean-Michel Salles, directeur de recherches au CNRS, explique dans un podcast [^3] que « la pollinisation est un service écosystémique. Quelle est la valeur de ce service, de la contribution de ces insectes pollinisateurs à la production agricole ? » Le scientifique répond que « les insectes pollinisent près de 30 % de la valeur de la base alimentaire mondiale. On est arrivé à peu près à 150 milliards d’euros ».

Pour donner une valeur aux écosystèmes, le Programme des Nations unies pour l’environnement (Pnue) a élaboré de 2001 à 2005 une « évaluation des écosystèmes pour le millénaire »  (Millenium Ecosystem Assessment), qui a défini et recensé leur valeur économique. Une étape supplémentaire a été franchie en 2007 avec l’élaboration de l’économie des écosystèmes et de la biodiversité [^4], sous la direction d’un responsable des marchés internationaux de la Deutsche Bank, conseiller des Nations unies sur l’économie verte, Pavan Sukhdev.

La conclusion de ces travaux, financés par l’Union européenne et l’Allemagne, sera présentée à Nagoya et contient une étude sur les entreprises et la biodiversité qui ouvre d’alléchantes perspectives aux multinationales. Les entreprises disposeront en effet d’outils de « paiement et compensation des services environnementaux »  (PSE) qui annoncent à terme une privatisation de la biodiversité. Arnaud Béchet, chercheur, spécialiste de l’écologie, explique que « des fonds d’investissement se positionnent déjà sur ce futur marché de services qu’on croyait rendus gratuitement par la nature. Ainsi, Canopy Capital offrira bientôt la possibilité d’investir sur la production de pluie en s’appuyant sur des actifs dérivés des forêts primaires du Guyana » .

Un premier séminaire [^5], organisé en 2006 par le ministère français de l’Écologie et du Développement durable, indiquait sans détour que « c’est un mode de gestion stratégique du besoin de continuer à avoir accès à des nouveaux territoires, notamment pour les industries extractives ». Genevière Azam, économiste auteur du Temps du monde fini [^6], dénonce cette vision occidentale : « Une entreprise pourra compenser des pertes de biodiversité en France en achetant des droits qui seront fournis par des actions de protection de la biodiversité ailleurs. Au-delà du principe moral et politique, on met en équivalence ce qui n’est pas équivalent. Les espèces ne sont pas substituables. »

Reste que, pour compléter le marché naissant, des banques de compensation, système déjà en place aux États-Unis, devront être créées. En France, la CDC-biodiversité, filiale de la Caisse des dépôts, s’en est inspirée pour acheter des milieux naturels et constituer une « réserve d’actifs de nature »  (voir page suivante). Elle offre ainsi de vendre ces « actifs » à des industriels qui cherchent à compenser ce qu’ils ont détruit. L’ouverture de bourses d’échange d’actifs de nature (ou de droits à détruire, selon le point de vue) est aussi envisagée sur le modèle de la bourse de carbone Blue Next. « On instaure un système qui fait dépendre les financements pour la protection de la nature de toujours plus de destructions » , remarque Arnaud Béchet, qui ajoute : « Sans projet industriel sur des terrains à forts enjeux écologiques, pas d’argent dans les caisses pour protéger la nature. Un comble ! » Mais une réalité.

[^2]: « Biodiversité : alerte, l’ONU s’aligne sur l’OMC ! », www.marianne2.fr

[^3]: Disponible sur les pages consacrées à la biodiversité sur le site du CNRS

[^4]: The Economics of Ecosystems and Biodiversity (TEEB).

[^5]: Ce séminaire s’intitulait : « Mesures compensatoires : une opportunité pour les secteurs économiques et financiers et les gestionnaires de la diversité biologique ».

[^6]: Éditions Les liens qui libèrent, 2010, voir Politis n° 1119.

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