Les dominés du capitalisme
Un travail ethnographique et sociologique à la rencontre des personnes paupérisées dans le monde. Une population bien plus homogène qu’on ne le croit.
dans l’hebdo N° 1123 Acheter ce numéro
Politis : Dans votre introduction, vous écrivez avec Daniel Terrolle, qui a dirigé cet ouvrage avec vous, que « l’ethnographie est aussi un sport de combat », par référence à la sociologie de Pierre Bourdieu, qui avait été qualifiée ainsi. Y a-t-il un côté militant dans votre démarche ?
Patrick Bruneteaux : Nous ne voulions pas nous situer dans une dimension politique même si, en arrière-plan, il y a bien toujours des effets et des intérêts politiques à la base de toute recherche. Notre formation auprès de Pierre Bourdieu nous a appris qu’il y avait toujours un « intérêt à dévoiler » . Ainsi, la manière même de construire notre objet, en commençant par postuler l’homogénéité du sous-prolétariat, et en nous opposant vigoureusement aux catégories du sens commun dominant sur « la pauvreté », par exemple, comportait évidemment un intérêt politique.
Mais ce n’était pas là notre intention première. Nous voulions faire une sociologie critique, c’est-à-dire déconstructionniste, de cet envahissement de la science sociale par le thème de la pauvreté, en étudiant les dominés du monde capitaliste, ce qui est la définition littérale du sous-prolétariat. Le simple fait de parler en ces termes fait qu’aujourd’hui on est immédiatement catalogué comme marxiste. Pourtant, il s’agissait pour nous, par ce travail, de montrer que l’on peut faire de la science sociale pour penser le capitalisme à travers cette catégorie de sous-prolétariat, c’est-à-dire ceux qui se trouvent en dessous de la catégorie des prolétaires intégrés, les salariés en somme.
Or, aujourd’hui, d’un côté, bon nombre de sociologues très influents dans le milieu de la recherche académique, notamment des « simmeliens » comme Serge Paugam ou Julien Damon, ne cessent de refuser toute pensée en termes de classes sociales. De l’autre côté, les technocrates des différents ministères, au nom d’un sens commun dominant, passent leur temps à sectoriser des populations pour les faire rentrer dans les logiques des politiques publiques. Notre travail se situe donc en opposition nette avec ces deux approches, aussi bien avec celle du secteur caritatif qu’avec celle des différents ministères, qui parlent de « pauvreté », d’« exclusion », etc. Aussi, pour nous, dire que la sociologie – avec une démarche ethnographique – est un sport de combat, c’est d’abord revenir sur la terre ferme de la science, retourner sur le terrain et revenir à des catégories proprement sociologiques, au lieu de parler comme le fait Serge Paugam de « fragiles » , d’ « assistés » ou de « marginaux » …
Vous préférez donc parler de sous-prolétariat ou de « paupérisés », parfois même de « surnuméraires » de la mondialisation capitaliste. Quel était exactement votre objet de recherche ?
Cette question rejoint celle de la manière de mener le travail ethnographique. En effet, lorsqu’on va sur le terrain, on s’aperçoit bien de l’homogénéité de toutes ces populations. Une homogénéité qui est masquée par toutes les segmentations souvent artificielles, voire arbitraires, qu’on leur applique avec des termes comme « sortis de prison », « toxicomanes », « jeunes de banlieue », « sans domicile fixe », etc. Toutes ces catégories administratives explosent lorsque sur le terrain, et donc dans les différents articles du livre, on observe que la même personne peut être originaire d’un bidonville, consommatrice de drogues ou d’alcool, prostituée, et être passée par la prison…
Cela dépend des cases où, à un moment donné, elle va être désignée par le secteur social ou par le répressif. Le travail sur le terrain, lorsqu’on prend le temps de parler longuement avec les personnes, fait exploser ces catégories : on remarque en effet que les gens ont beaucoup plus de points communs du point de vue de leurs origines sociales, dans leurs façons de penser, dans leurs stratégies de survie, leur rapport à la précarité du travail ou même dans leur vécu par rapport au travail social. Les contributions du livre, qui concernent différents pays du monde ou divers lieux de France, montrent bien qu’il existe de fortes homogénéités entre ces populations, même s’il y a évidemment aussi des variantes.
Surtout, les personnes passent la plupart du temps d’une case à une autre. Par exemple, beaucoup de jeunes de banlieue sont aujourd’hui dans des centres d’hébergement d’urgence, alors que l’on entend toujours traiter la question urbaine et l’immigration postcoloniale d’un côté et, de l’autre, les SDF, l’exclusion, etc. Ces catégories sont donc poreuses, et c’est notre travail de sociologues que de penser les circulations entre le prolétariat et le sous-prolétariat. C’est là notre objet.
Vous travaillez aussi sur votre propre position de chercheur par rapport au terrain que vous étudiez. Mais l’université fonctionnant aujourd’hui avec des appels d’offres pour financer les recherches, vous expliquez que vous devez souvent vous soumettre dans les intitulés aux catégories que vous dénoncez par ailleurs…
En effet, la recherche en science sociale est doublement agressée aujourd’hui par les logiques du capitalisme. Elle l’est par le bas par ces catégories du travail social et des politiques sociales dont nous parlions à l’instant, qui occupent un large espace avec un discours psychologisant et individualisant. Mais elle l’est aussi par le haut, avec la déconstruction de l’État social déjà bien engagée, la suppression des budgets et le démantèlement du CNRS, qui conduit à une réelle précarisation de la recherche en science sociale, en particulier de la recherche sur le sous-prolétariat. Le fait de devoir répondre à des appels sur ces sujets nous oblige, en particulier depuis la création de l’Agence nationale de la recherche, à formuler des demandes de budgets qui reprennent les grandes catégories très formatées du discours de l’État (exclusion, pauvreté précarité, etc.), ou du moins, à « jongler » avec les mots dans leur rédaction : si nous arrivons avec une rhétorique mettant en avant la domination et les classes sociales, il est certain que nous n’aurons aucune chance d’être sélectionnés.
Les contributions du livre décrivent les mondes du sous-prolétariat dans divers pays du monde. Comment avez-vous construit cet ouvrage ?
Nous avons travaillé pendant plus de deux ans. L’idée était de sortir du débat français sur l’exclusion pour montrer que les conditions de vie du sous-prolétariat dans une favela brésilienne, par exemple, résonnent avec celles des nojokusha (sans-abri) de Tokyo, tout comme avec celles des homeless de Los Angeles. Mais aussi que le sous-prolétariat communique sans cesse avec l’univers du prolétariat de ces pays. On voit ainsi décrite ce que nous avons appelé « l’arrière-cour de la mondialisation » . Par exemple, le travail d’Anastasiya Ryabchuk sur les anciens travailleurs déracinés des anciens kolkhozes, ou des entreprises d’État de l’Ukraine autrefois communiste, permet de voir parfaitement les effets du néolibéralisme : dès que l’ancien système s’écroule, on observe l’arrivée des bomj , c’est-à-dire un nouveau sous-prolétariat qui, à peine expulsé des entreprises, se retrouve dans des foyers d’urgence.
On observe donc de manière quasi expérimentale comment l’arrivée nouvelle du capitalisme mondialisé, ici en Ukraine, produit inexorablement et structurellement un sous-prolétariat précarisé à l’extrême. Un autre aspect qui est montré est la façon dont l’État social ou répressif appréhende des populations à travers des catégories qui figent la situation des personnes en les fragilisant encore plus : ainsi, la contribution de Magali Boumaza « Punir la dépendance toxicomanique des femmes pauvres ou les punir de leur pauvreté ? » met en lumière comment toutes les catégories par lesquelles l’État pense les dominés se retrouvent sur un même objet : on voit là comment toutes les propriétés de stigmatisation, d’invalidation et de traitement social par les États modernes néolibéraux se retrouvent être concentrées sur une même population, nommée en santé publique par le terme « détenues usagères de produits psychoactifs ». Ce sont là deux exemples du travail ethnographique que nous avons mené.