Qui sont les « casseurs » ?
Les violents affrontements de Nanterre ont suscité des images de « guérilla urbaine ». Au-delà des clichés, que s’est-il vraiment passé ? Reportage.
dans l’hebdo N° 1124 Acheter ce numéro
En sortant du RER Nanterre-Préfecture, sur l’esplanade Charles-de-Gaulle, on voit apparaître de grands cubes de verre fissuré. Non, ce n’est pas l’œuvre de « casseurs » mais une création artistique sur laquelle on peut lire des extraits de l’Appel du 18 Juin. Le fameux : « Je convie tous les Français où qu’ils se trouvent à s’unir avec moi dans l’action, dans le sacrifice et dans l’espérance » semble faire écho au mouvement contre la réforme des retraites. Nordine Iznasni, 48 ans, éducateur de rue et conseiller municipal de Nanterre (Hauts-de-Seine), arrive à l’entrée du quartier Pablo-Picasso. Là, deux garçons démarrent en scooter, tête nue : « Et les casques, c’est fait pour qui ? » , leur lance l’élu. Ils le saluent, sourient et s’en vont. Vétéran du Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB), Nordine Iznasni est respecté par les jeunes de sa ville natale, qui a connu, il y a une semaine, aux abords du lycée Joliot-Curie, des affrontements présentés dans les médias commes des scènes de « guérilla urbaine » . Une « guérilla » organisée par des « casseurs » , comme les désigne la préfecture.
Sur les lieux, les traces sont encore visibles : le mobilier urbain (abribus, panneaux publicitaires) est détruit. Près de la préfecture, quelques planches de bois remplacent des bouts de façades vitrées et l’on voit encore l’emplacement d’une voiture calcinée, témoins de la violence des échauffourées. « J’ai parlé avec un mec qui a participé aux altercations et il m’a dit : “Moi, c’est un peu les retraites et beaucoup… la police”, » raconte Nordine. « Le problème, c’est qu’il n’y a pas eu de cadre pour organiser une mobilisation à Nanterre , déplore-t-il. Avant, avec le MIB, nous organisions des manifs sur des sujets très chauds et il n’y avait pas de débordements. Mais c’était cadré, réfléchi, organisé. On n’a pas donné à manger à des gens comme Hortefeux ou Sarkozy. » Le conseiller municipal parle également de manipulation : « Lorsque les Français de province et de la campagne voient les images à la télé, ils ont l’impression que c’est une grosse guerre. Il faut qu’ils réalisent que c’est relatif. Moi, j’ai déjà vu les pêcheurs ou les routiers faire des trucs hallucinants, très graves, et pourtant on ne les diabolise pas, on comprend leur souffrance et leur réaction, on y met des mots bienveillants et compréhensifs. Tandis que pour les jeunes de banlieue, c’est tout de suite les grands mots : voyous, délinquants, casseurs. »
Nordine montre l’endroit où ont été filmées les images des affrontements, là où des dizaines de jeunes encagoulés ont lancé des projectiles sur les forces de l’ordre. « J’ai vu la manière dont les journalistes ont parlé de cette affaire, et ils en ont beaucoup rajouté, affirme Mohamed, lycéen de 18 ans. Nous, ce qu’on ne trouve pas normal, c’est que la police nous accueille le matin, devant le lycée depuis plusieurs jours. Avant même qu’il ne se passe quoi que ce soit. » Or, comme dans de nombreux établissements en France, les lycéens de Joliot-Curie ont voulu organiser une mobilisation contre la réforme des retraites, avec des assemblées générales qui ont abouti à une décision de blocage pour le 14 octobre. Des témoins indiquent que, ce matin-là, les policiers en tenue étaient présents, avec des matraques, à l’entrée du lycée. Officiellement, il s’agissait de contrecarrer toute tentative de blocage. « Les premiers élèves sont arrivés avec l’intention de bloquer le lycée , explique Frédéric Bailleux, professeur d’anglais et syndiqué (SUD-Éducation), les policiers formaient un rang et, quand les autres jeunes sont arrivés, ils se sont agglutinés ; de fait, ça a bloqué l’accès au lycée. »
Frédéric, ses collègues, des parents d’élèves et deux élues locales, Nadine Garcia et Caroline Bardot, ont chaque jour tenté de faire tampon entre les jeunes et les forces de l’ordre pour, dit-il, « que nos gamins ne se fassent pas matraquer ». Pour Frédéric, la présence des policiers à l’entrée du lycée a tout déclenché. « Quand on met des guerriers, on obtient la guerre, » s’indigne Claire Vidalet, professeur d’histoire à Joliot-Curie. « J’ai l’impression que le gouvernement cherche absolument à ce que ça explose en banlieue, » analyse Nordine. Frédéric a aussi quelques doutes sur l’attitude du gouvernement : « Pendant plusieurs jours, on a alerté notre hiérarchie et le commissaire de police sur le fait que déployer les forces de l’ordre de cette manière-là, c’était mettre le feu aux poudres. Notre interprétation est que tout cela était voulu. Pour qu’il y ait des images de voitures et de poubelles cramées, de jeunes “sauvageons en action” ! s’exclame-t-il. C’est une tentative un peu désespérée de retourner l’opinion publique. »
Et d’ajouter : « À la télé, les gens ne voient qu’une partie de cette violence. Ils ne voient pas la violence policière, les humiliations et les contrôles au faciès quotidiens que ces jeunes subissent. Moi, je comprends leur colère même s’il peut paraître contre-productif qu’elle s’exprime ainsi. » Claire intervient : « J’irai encore plus loin. Les gens ne voient pas l’état de dégradation des établissements scolaires que l’État met à la disposition de ces élèves. Ce lycée n’a pas été refait depuis cinquante ans. Dans les salles de physique, il y a des étincelles au plafond. Il pleut dans certaines salles ! Le lycée n’est pas entièrement chauffé, les élèves sont frigorifiés. Même les chaises ne sont pas toutes à la même hauteur. Ça peut paraître anodin mais ce mépris constitue une violence quotidienne intolérable. »
Loin de là, Brice Hortefeux déclarait le 20 octobre que, la veille, « les forces de l’ordre [avaient] procédé à l’interpellation de 428 casseurs et, en une semaine, au total, de 1 423 casseurs ». Pourtant, le terme « casseurs » a été récusé par les tribunaux qui ont, dans la plupart des cas, refusé de suivre le parquet, ne prononçant que des peines avec sursis. Les « casseurs » se sont avérés être de très jeunes gens sans casier judiciaire. Au point qu’un syndicat de la protection judiciaire de la jeunesse, le Snepes-PJJ-FSU, a dénoncé « une communication gouvernementale caricaturale, voire mensongère » . Sans doute mal à l’aise, le parquet de Nanterre a estimé que « l’échantillon » (sic) de fauteurs de troubles présumés remis à la justice n’était pas forcément représentatif des casseurs.
Une autre réalité se dessine avec les événements de Nanterre : des jeunes qui tentent simplement de se mobiliser contre la réforme des retraites. Pour Nicolas Delyon, professeur de maths à Joliot-Curie, les élèves de ce lycée sont aussi conscients que les autres : « Le soir, à la télé, ils voient la manière dont Sarkozy et les membres du gouvernement dénigrent la mobilisation et cela les rend fous. Ils nous le disent en ces termes. » Mohamed l’exprime à sa manière : « Il y a de la violence face à la provocation, mais il y a beaucoup de jeunes mobilisés pour combattre le gouvernement et sa surdité. On se sent délaissés. »