Tarnac ou l’absurde manipulation

Il y a deux ans, l’affaire de Tarnac mettait en ébullition la police, la justice et les médias. Aujourd’hui, tous les inculpés sont libres, et les mensonges de Michèle Alliot-Marie et du procureur de Paris sont patents.

Claude-Marie Vadrot  • 28 octobre 2010 abonné·es
Tarnac ou l’absurde manipulation

Le 11 novembre 2008 à l’aube, surgissant des bois où ils se planquaient depuis des heures, cent cinquante policiers et gendarmes, la plupart encagoulés, font irruption dans une ferme de Corrèze et procèdent à de nombreuses arrestations en prenant soin, en prime, de tout casser, alors que nulle résistance ne leur est opposée. À la même heure, une autre opération plus modeste est menée à Rouen et à Paris. L’affaire dite de Tarnac, du nom du village où s’est déroulé le raid policier à grand spectacle, commence comme un feuilleton télé et n’en finit plus, aujourd’hui, de se terminer comme un mauvais roman dont l’auteur cherche péniblement la chute. Dernier rebondissement : la requête en annulation de la procédure formulée par les avocats de la défense a été rejetée vendredi dernier (voir page suivante). Il reste des interpellations la mise en examen de neuf personnes accusées « d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » et « de destruction en réunion » .

Une accusation impliquant de nombreuses années de prison. Julien, Yldune, Gabrielle, Manon, Benjamin, Mathieu, Bertrand, Elsa et Aria sont pourtant aujourd’hui libres de leurs mouvements. Beaucoup sont de retour à Tarnac après un passage par la case détention provisoire, qu’ils ne sont pas près d’oublier, pas plus que la violence morale des interrogatoires souvent subie pendant les 96 heures de garde à vue que l’on réserve aux « terroristes ». Tous demeurent sous le coup d’une accusation qui fleure bon la manipulation, dont les éléments ont été complaisamment glissés aux journalistes (« sources proches de l’enquête » ) par des policiers officiellement muets. Sauf sur le trottoir de l’immeuble de Levallois où cohabitent la sous-direction antiterroriste de la police et la direction centrale du renseignement intérieur.

Deux heures après l’opération du 11 novembre 2008, la ministre de l’Intérieur, Michèle Alliot-Marie, annonce à la France que ses services ont arrêté la bande qui, quelques jours plus tôt, a tenté de saboter les TGV sur la voie Paris-Lille avec des crochets à béton. Action n’ayant provoqué que l’arrachage de quelques dizaines de mètres de caténaires et beaucoup de retard sur la ligne. La ministre, brandissant triomphalement son trophée tout chaud de coupables très présumés, précise que les perquisitions chez ces militants de « l’ultra-­gauche mouvance arnarcho-autonome ont permis de trouver des écrits légitimant les attaques contre l’État. Ils ont adopté la méthode de la clandestinité, ils n’utilisent jamais de téléphones portables et résident dans des endroits où il est très difficile de mener des inquisitions sans se faire repérer. Ils se sont arrangés pour avoir dans le village de Tarnac des relations avec des gens qui pouvaient les prévenir de la présence d’étrangers » .

Nicolas Sarkozy s’empresse d’en remettre une couche en se félicitant de la « mobilisation des forces de police et de gendarmerie dans cette enquête » , et en complimentant la ministre. Il ne reste plus au procureur général de Paris, Jean-Claude Marin, qu’à apporter la petite touche destinée à susciter la mobilisation de la presse et la frousse rétrospective dans l’opinion publique : « Ils avaient choisi de s’appeler la “Cellule invisible” et revendiquent la lutte armée en France et à l’étranger, et sont armés intellectuellement pour résister aux interrogatoires. Les preuves ne font pas défaut pour les confondre. » Il ajoute que la ferme du Goutailloux, où s’est déroulée l’opération Taïga, était « leur base arrière de rassemblement et d’endoctrinement » .

Sciemment, comme la ministre et les policiers, le procureur déformait la signature, « Comité invisible », d’un livre collectif publié au mois de mars 2007 aux éditions La Fabrique et en vente libre depuis cette date : L’insurrection qui vient. Livre illico présenté comme la bible de ces nouveaux terroristes. Comme la police et le ministère de l’Intérieur, le procureur accusait Julien Coupat d’avoir écrit le bouquin, présenté comme un brûlot révolutionnaire appelant à la lutte armée, et qui n’est en fait qu’une réflexion politico-philosophique plutôt fumeuse et inspirée du situationnisme. Pas de quoi lancer des hordes de révolutionnaires contre l’État français. Julien Coupat a toujours énergiquement nié être l’auteur de ce livre, dont l’éditeur, Éric Hazan, a affirmé qu’il avait été écrit par un collectif n’ayant pas demandé le moindre droit d’auteur.

Avec cette pseudo « Cellule invisible », la ministre de l’Intérieur, la police, le juge antiterroriste chargé de l’instruction, Thierry Fragnoli, les parlementaires de la majorité dans leurs interventions à l’Assemblée nationale et la plupart des journaux disposent alors d’une appellation et d’un titre susceptibles d’alimenter tous les fantasmes et toutes les peurs devant ces « jeunes bourgeois égarés » , comme l’écrivent le Figaro et le Parisien . De quoi mettre en forme les rêves les plus fous de la ministre de l’Intérieur, obsédée par une ultra-gauche autonome n’existant que dans son imagination depuis son entrée en fonction en mai 2007. Cette obsession subliminale a tant contaminé ses services de police qu’ils ont fini par lui offrir la brochette de « terroristes » dont elle rêvait. Comme le remarque Me Thierry Lévy, l’un des trois avocats des inculpés, « c’était quasiment une commande de la ministre et du gouvernement » .

Une commande soigneusement élaborée en 2007 et en 2008, après qu’Alain Bauer, le consultant sécurité de la majorité, eut découvert L’insurrection qui vient , le livre que nul n’a jamais songé à interdire ou même à poursuivre. Alors que la police puis le procureur de Paris et le juge d’instruction ont bâti toutes leurs élucubrations sur ce qu’ils y ont lu. Thierry Fragnoli, jusqu’à la libération de Julien Coupat, le dernier à retrouver la liberté en mai 2009, lui posait des questions sur le livre pratiquement à chaque interrogatoire. Il ne lui restait que ce prétexte pour retenir son dernier gibier.

Depuis le mois d’avril 2008, les policiers avaient patiemment tissé leur toile autour de Julien et de ses amis, cherchant à accumuler les indices qui pourraient un jour les transformer en ces nouveaux ennemis de l’intérieur dont rêvait la ministre. Alors que ces jeunes n’avaient commis aucun délit, sinon exprimer des opinions et participer à des manifestations, ils étaient surveillés comme des malfaiteurs, l’objectif étant de « construire » une manipulation pour un moment politique opportun. Au point que la police avait bondi sur une information venue des États-Unis : Julien Coupat et Yldune Lévy avaient été signalés par le FBI pour avoir franchi la frontière américano-canadienne avec des passeports non conformes, c’est-à-dire non numérisés. En vacances, ils avaient fréquenté les milieux pacifistes américains. Ce qui incita les policiers français, jamais à court d’imagination, à rapprocher cet « incident » de l’explosion d’une minibombe devant le centre de recrutement de l’armée de Times Square à New York. Les journalistes furent informés de cette « coïncidence » mais on oublia, dans un premier temps, de préciser que Coupat avait quitté les États-Unis en janvier et que la bombe, sans faire de dégâts, avait explosé au printemps.

Un symbole de la « construction » manipulatrice. Tous les « indices » relevés sont aussi peu fiables que la découverte annoncée d’un « carnet noir » découvert à Tarnac, carnet qui ne contenait que les listes de courses pour la ferme…

Société Police / Justice
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