« Belle Épine » : « Un travail sur les émotions »

« Belle Épine » est le premier film de Rebecca Zlotowski. Elle explique ici ses choix de mise en scène et, refusant l’idée de « carrière », parle de ses « désirs » de cinéma.

Christophe Kantcheff  • 11 novembre 2010 abonnés

Politis : Votre film n’est pas encombré par les références et les représentations cinématographiques reconnues. Comment expliquez-vous cela ?

Rebecca Zlotowski : Ce n’est pas facile pour moi de donner des explications. D’abord, je ne me sens pas cinéphile comme on pouvait l’être dans les années 1960 et 1970. Pourtant, mes études de cinéma et mon milieu social, petit-bourgeois et parisien, ne m’ont pas « protégée » de la cinéphilie. Reste que j’ai un rapport désacralisé au cinéma. Je n’ai jamais hésité à aimer un réalisateur pour un de ses films à l’exclusion des autres, à aimer un film pour l’une seulement de ses scènes, etc. Je ne me suis heureusement jamais posé la question, pendant le tournage, de savoir comment tel ou tel cinéaste aurait filmé telle scène. Cela m’aurait écrasée. Je pensais davantage à des constructions musicales. Par ailleurs, je n’étais pas en colère en faisant le film. Je n’étais contre rien. Souvent, je vois des films qui vont contre une certaine idée du cinéma français, ou vers une certaine idée du cinéma américain. Je ne m’inscris pas dans un héritage esthétique. Je n’ai pas le sentiment d’appartenir à un courant du cinéma français.
Cela dit, je suis évidemment traversée par des millions d’images, de références… J’en ai évoqué certaines avec mon équipe. Les références servent alors à communiquer dans une même langue, dans le but de contrôler a priori ce qui était possiblement contrôlable, pour être au moment du tournage entièrement disponible aux comédiens, ce qui me semblait l’aspect le plus mystérieux, magique et terrorisant de la mise en scène.


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N’aviez-vous pas un projet formel ?

Pour rester attentive uniquement à ce que je voulais entendre dans une scène, c’est-à-dire avant tout les comédiens, je devais être très précise sur ce qui était dans le cadre et ce qui ne l’était pas. C’est cela qui a déterminé une cohérence artistique, le parti pris formel n’était pas premier.

Vous venez de l’écriture – vous avez fait des études de lettres et vous êtes scénariste. Le tournage était pour vous une inconnue. Or, vous avez pris le parti de tourner en caméra portée, ce qui n’est pas l’option la moins risquée…

Le fait même de confier la caméra, c’est-à-dire une grande partie des cadres et de leur intuition, à un chef opérateur, en l’occurrence Georges Lechaptois, était pour moi risqué, mais c’était aussi lui faire une très grande confiance. Le choix de la caméra portée s’est imposé de lui-même : l’image de Georges, qui m’a suggéré ce choix, est belle et toujours d’une grande pertinence. C’est lui aussi qui m’a convaincue de tourner en scope, un format ambitieux qui crée beaucoup de complications quand on tourne dans des lieux confinés. J’y ai vu finalement beaucoup d’avantages. En particulier, le scope permet d’avoir plusieurs actions dans un seul plan-séquence, ce qui donne l’impression de mouvement et de rythme, qu’on peut accentuer au montage.
Il y a aussi une explication éthique à cet usage de la caméra portée. Le film est à hauteur des comédiens. Je n’avais aucune envie de machinerie. Rien d’artificiel. Je ne voulais aucune « figure littéraire », exception faite de deux fermetures à la main noire, qui me semblaient nécessaires.

On ne sait rien de l’intériorité de votre personnage principal, Prudence, interprétée par Léa Seydoux, sauf ce qui nous est donné à voir de son comportement. Ce n’était pas non plus un choix scénaristique facile…

Le choix de l’actrice va dans cette direction. Léa Seydoux est un pur sujet de cinéma. Elle possède cette qualité de ne strictement rien livrer d’elle tout en étant très présente à l’image. Cela me fascine au cinéma. Être crédible, bien jouer, beaucoup en sont capables. Mais cette qualité très mystérieuse d’être là tout en ne délivrant rien, et sans avoir forcément de secret en soi, est très rare.

J’espère que le film propose un parcours avec des émotions. Travailler sur les émotions est délicat. On risque d’en dire trop, de se tromper, d’être impudique… C’est toujours plus simple d’être digne et de rester à distance. J’ai essayé de construire le film de sorte que la coexistence des scènes amène à l’émotion. J’avais foi dans les moyens du cinéma. Je me suis tenue à cette injonction de spectatrice : « Maintenant, on a compris ! » Par exemple, il y avait deux mots qui résumaient l’univers du circuit et des motards : danger, anarchie. Cela commandait la mise en scène mais aussi le montage. Dès qu’on en donnait davantage, même si c’était bien, on coupait.

Les motards appartiennent aussi à un milieu social différent de Prudence…

Je n’avais pas du tout envie que le spectateur se dise, de manière prosaïque : c’est une petite-bourgeoise qui va se donner des frissons avec des motards. La question de la différenciation sociale m’intéressait moins que la force d’indépendance de ces garçons-là. Qu’ils travaillent à Rungis, qu’ils aient un travail manuel et puent le poisson, ce sont des qualités érotiques, de même que les odeurs d’huile et d’essence. C’est cela qui attire Prudence. En fait, et plus généralement, ce qui m’intéresse au cinéma, c’est le trajet à accomplir, la distance à combler. Entre deux personnages, mais aussi les distances physiques. L’action du film se déroule aux alentours de 1980. Ce saut dans le temps instaure des distances géographiques, parce que cela élimine l’immédiateté des portables et autres outils de communication. C’est pourquoi on voit souvent Prudence dans le bus, à moto ou en train de marcher.

Faire des films aujourd’hui est devenu très difficile, surtout si l’on souhaite faire résonner une voix singulière. Comment vous projetez-vous dans votre avenir de cinéaste ?

Je n’ai aucune idée de carrière, qui me semble dénuée de sens. Apprendre le métier de réalisateur me paraît aussi absurde, même si je suis passée par la Fémis. Un certain nombre de gens sont en effet cassés par l’industrie cinématographique, violente et injuste. Mais, d’un autre côté, beaucoup veulent faire du cinéma pour de mauvaises raisons. C’est-à-dire que ceux-là veulent avant tout être metteurs en scène. C’est le statut qu’ils recherchent, la réalisation de films devenant secondaire. Je n’ai pas de deuxième projet de long-métrage. Si j’ai une bonne idée, je ne m’empêcherai pas de m’y mettre. Mais il faudra que cette idée vaille vraiment le coup. L’accès à la mise en scène est un cadeau immense, car c’est la possibilité de s’exprimer de façon coûteuse et de ne jamais être seule. C’est aussi une immense responsabilité. Mon bon plaisir ne suffit pas pour entraîner 35 à 40 personnes sur un tournage, et pour justifier les sommes engagées par les financeurs [ Belle Épine représente cependant un « petit » budget d’un million d’euros, NDLR]. Si je m’étais posé ces questions avant de me lancer dans Belle Épine , je ne suis pas certaine que j’aurais osé le faire. Mais maintenant elles se posent. En fait, je n’ai pas d’espoir vis-à-vis du cinéma. Je n’ai que des désirs.

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