Corrompons la jeunesse !
dans l’hebdo N° 1128 Acheter ce numéro
Et si on arrêtait l’école ? Écœurement ces derniers jours face au nouveau débat entre les petites conceptions de l’éducation des uns et des autres. En l’occurrence, entre défenseurs et détracteurs des notes, entre ceux qui désirent une école vouée à évaluer et à punir et ceux qui disent tout à coup, comme l’empereur d’Autriche l’aurait déclaré au jeune Mozart :
« Il y a trop de notes. »
Le débat se justifie, dira-t-on, mais l’écœurement, depuis qu’un tel débat existe (il a surgi dans la foulée de Mai 1968), vient de son mélange de bien-pensance, de dogmes tenaces et de ventriloquie : estimant le représenter, on se met à parler à la place du bétail écolier, et même de la valetaille enseignante, qu’on n’écoute jamais ; la voyant en arche de Noé dans la tempête de l’époque, on vénère l’institution éducative jusqu’au fétichisme et au chantage des âmes (qui n’auront pas la vie éternelle mais la vie « autonome ») ; et de nos chères têtes blondes, ou frisées ou crépues, on veut tellement le bien qu’on en oublie qu’il n’y a dans toute cette affaire qu’un gros fantasme d’adultes – lesquels ont concocté de toutes pièces, avec un zeste de psychologie béhavioriste et une pincée de marketing, des notions telles que « l’enfant », « le jeune » ou « l’adolescence », ainsi que le cortège de souffrances, de joies et d’hormones qui leur sont associées.
Certes, le pouvoir actuel est en train de ravager ce qui fonctionnait encore dans le système d’éducation français, injectant le pire de la logique libérale dans l’université (la loi LRU), bradant la formation de nos enseignants (en la « mastérisant »), ou supprimant tel ou tel enseignement qui ne serait plus au diapason du marché de l’emploi. Mais il est à craindre qu’en face on ne fasse pas mieux, avant ou après 2012. Car même en ces temps de Réaction abyssale, qui font du sarkozysme moins un pétainisme en Rolex qu’une monarchie de Juillet, il faut oser renvoyer dos à dos le bon progressisme de l’ex-gauche et le méchant conservatisme des pères fouettards : ils ont en commun de vouloir dresser ces animaux prérationnels que seraient les humains d’âge scolaire (ne débattant que du meilleur dressage), de voir dans l’État la puissance neutre à l’abri de laquelle s’épanouiront corps sains et esprits sains (sauf les ultralibéraux prêts à tout privatiser), et d’oublier quelques évidences qui ne devraient pas rester le monopole des libertaires du Larzac, s’il en reste encore.
Résumons-les trop vite. Si l’éducation gratuite et obligatoire fut l’invention d’un ministre des Colonies passé quelques mois à l’Instruction publique (Jules Ferry, l’aïeul de l’autre), c’est qu’elle consiste bien à « civiliser » dans le sens de l’ordre existant une classe dangereuse, pubère et prépubère, de même que le bon empire français avait pour mission de sortir de leur « barbarie » infantile les indigènes qu’il avait colonisés. S’il y a des écoles ou des lycées, c’est pour que les chèvres soient bien gardées : en deçà de tout débat de contenu, il importe surtout que ces millions d’asociaux ne soient pas livrés à eux-mêmes dans les rues de nos villes, et que leurs parents puissent aller stresser au travail ou pointer à Pôle emploi. Et si l’on a gardé, les modifiant à peine, les cadres disciplinaires du savoir d’antan, qui ont aussi leurs vertus, ce n’est pas que « l’histoire » ou les « sciences de la vie » seraient des remparts contre le déluge d’inepties des médias et du Net, c’est qu’ils façonnent une tête sage, docile, « bien faite » disait-on, une tête que ne pollueront pas une imagination débridée, des questionnements inutiles ou des croisements périlleux.
Rien de neuf là-dedans, je sais, et rien qui suffise, pour l’instant, à préférer à cette vieille école de la République le dévouement de l’auto-éducation ou la lecture d’Antonin Artaud en BD. Pourtant, au lieu d’un référendum sur la notation ou les programmes scolaires, rêvons d’une consultation nationale où chacun, jeune et moins jeune, désignerait ce qu’il voudrait apprendre, ou enseigner, et où, plus onirique encore, le chaos de suggestions ainsi obtenu composerait une école d’un genre nouveau. Une école critique, de résistance, de devenirs, ni une école de son temps ni une école éternelle : une école intempestive.
On y étudierait les représentations du cloaque familial de Flaubert à Desperate Housewives . On y retracerait l’histoire rigoureuse des hors-la-loi de Spartacus à Billy the Kid et Toni Musulin. On y analyserait la misère sexuelle en Occident de Montaigne à Houellebecq. On y débattrait de l’action, avec sa gesticulation vaine et son chantage productif, et de l’inaction, qui ne se conjugue pas qu’en négatif. On s’y demanderait ce que font à nos sens en émoi ces petites machines qui ne nous quittent plus. On y apprendrait le droit, la guérilla ou la lecture critique des médias, y compris pour saisir ce qui fait qu’on peut « s’éclater » à en mourir dans un monde du divertissement généralisé. On y décrypterait la grammaire des SMS et des conversations de comptoir. On y ouvrirait un atelier d’écriture pour fictions utiles : et si l’attentat contre Hitler avait réussi ? Et si Jérôme Kerviel avait été un conspirateur gauchiste ? Ou on s’y poserait la question, sérieuse, de savoir si un bon éducateur n’est pas toujours un peu pédophile, et où s’arrête ce « un peu ».
Pas étonnant qu’ils ne m’aient pas confié le portefeuille de l’Éducation lors du dernier remaniement. Qu’à cela ne tienne, et tant pis si c’est démago : soyons-en les ministres, tous ensemble, et marrons-nous un peu.