« Il faut repenser un service public de l’emploi »
Le sociologue Willy Pelletier* analyse la situation « explosive » à Pôle emploi, où le gouvernement prévoit de supprimer 1 800 postes.
dans l’hebdo N° 1127 Acheter ce numéro
La semaine dernière, les salariés de Pôle emploi se sont mis massivement en grève (les syndicats ont comptabilisé jusqu’à 50 % de grévistes) pour protester contre la décision du gouvernement de supprimer 1 800 postes en 2011 au titre de la Révision générale des politiques publiques (RGPP).
Politis : Comment comprendre cette politique aveugle de compression des personnels de Pôle emploi alors même que le chômage touche 9,3 % de la population active française, soit plus d’un million de personnes de plus qu’en 2008, et qu’il continue d’augmenter du fait de la crise économique ?
Willy Pelletier : C’est une situation d’autant plus préoccupante qu’avec la prolifération du travail précaire – aujourd’hui, un emploi sur quatre est à durée déterminée ou intérimaire –, l’augmentation des flux à Pôle emploi n’est pas conjoncturelle, mais bien structurelle, et destinée à progresser dans les années à venir… Alors pourquoi cette politique de réduction des effectifs à tous crins ? Selon moi, et je crois que l’on sous-estime trop souvent cet aspect, l’obstination à réduire les personnels tient en grande partie à la formation des élites d’État. Une formation qui, depuis quelques années, a connu un bouleversement très net. Dorénavant, en plus du cursus classique (Sciences-Po puis ENA), beaucoup de décideurs publics passent par les grandes écoles de commerce – c’est le cas, par exemple, de Valérie Pécresse, ministre de l’Enseignement supérieur, qui a notamment fait ses classes à HEC. On trouve aussi de plus en plus de décideurs qui ont été autrefois impliqués dans la gestion d’entreprises privées : c’est le cas d’Henri Proglio, ancien homme d’affaires, aujourd’hui à la tête d’EDF.
Dernière variante, des hauts fonctionnaires sont placés à la tête d’entreprises publiques mais ils sont désormais flanqués d’un manager venu du privé. C’est la configuration actuelle à Pôle emploi : le gouvernement a associé à Christian Charpy – promu délégué général de Pôle emploi après une carrière dans la haute administration publique – un manager, Dominique-Jean Chertier, qui est un ancien du groupe Safran et du conseil d’administration d’Air France. De même, le premier directeur général adjoint de Pôle emploi, chargé des ressources humaines, vient de Renault.
L’introduction dans l’appareil d’État de ces dirigeants « nouvelle génération » a deux effets. D’abord, au-delà même de l’idéologie, ces décideurs estiment que le seul modèle d’efficacité possible est le management privé, et la seule approche possible, l’approche comptable. D’autre part, ce sont des gens complètement coupés du terrain. Ils n’ont donc pas de scrupules à mettre en place les réductions de postes de la RGPP ou à couper à la serpe dans les budgets.
D’où la situation à Pôle emploi…
Pôle emploi est l’incarnation de ce modèle hybride mélangeant le privé et le public. La « modernisation » libérale du service public de l’emploi a ainsi été le fruit d’un double processus : une refonte managériale couplée à une caporalisation étatique, autrement dit à une reprise en main par le pouvoir des agents de l’ANPE dans le but de contrôler les chiffres du chômage. On pourrait dire que la créature Pôle emploi ressemble aux « deux faces » de son créateur : Nicolas Sarkozy fut ministre du Budget et ministre de l’Intérieur ; de même, Pôle emploi est mû par une double obsession : le contrôle des finances et le contrôle des hommes…
Quelles sont les conséquences de cette politique d’austérité ?
Concrètement, cela se traduit d’une part par l’importation des « recettes » entrepreneuriales : la concurrence entre les directeurs d’agence, l’évaluation des performances des agents en fonction d’objectifs chiffrés, l’intensification du travail, la mobilité forcée (à cause de la fusion Assedic/ANPE), l’embauche de CDD qui coexistent avec les CDI et qui, du coup, les mettent en porte-à-faux…
Mais, en même temps, l’État garde la main sur le profil des chômeurs qui seront envoyés vers les opérateurs privés de placement. Cette externalisation, courante dans le monde de l’entreprise privée, conduit indirectement les agents de Pôle emploi à passer davantage de temps à effectuer des activités de contrôle des chômeurs (radiations, traque des fraudeurs, voire vérification des papiers d’identité dans certaines agences). Or, ces agents eux-mêmes sont contrôlés par des « caporaux » en chef, qui sont eux-mêmes surveillés, et ainsi de suite.
Résultat, la réorganisation du travail des conseillers de Pôle emploi est une désorganisation totale du métier antérieur des agents. Ajoutée aux compressions d’effectifs, elle conduit à l’épuisement professionnel, à la multiplication des tentatives de suicide (parfois « réussies ») et des arrêts maladie. En face, les usagers, de plus en plus nombreux, sont aussi de plus en plus à cran. Cette situation de souffrance en miroir est explosive.
Quelles pourraient être les pistes pour remédier à cette situation ?
À la Fondation Copernic, nous préconisons d’agir dans deux directions. D’abord, il faut repenser un service public de l’emploi en concertation avec tous les usagers, syndicats et associations de chômeurs compris, afin que Pôle emploi soit une entreprise réellement au service de ses publics. D’autre part, nous estimons qu’un Grenelle de l’emploi serait aujourd’hui indispensable. Sur ce volant « politique de l’emploi », nous proposons plusieurs mesures : la mise en place d’un quota maximal de contrats précaires (CDD, intérim) inférieur à 5 % des effectifs dans les grandes entreprises, et à 10 % dans les PME, mais aussi la suppression des allégements de cotisations patronales dans les entreprises encourageant les contrats précaires, ou l’obligation de signer des CDD d’une durée d’un mois minimum pour éviter le recours aux contrats de quelques jours.
Toutes ces mesures qui vont à l’encontre de la précarité du travail, donc de la politique actuelle, devront impérativement être mises en place par la gauche si elle arrive au pouvoir. Le PS doit en appliquer une véritable politique en faveur des classes populaires. Sinon, on assisterait à une rupture politique historique : la gauche de gouvernement telle que nous la connaissons aujourd’hui sera discréditée à jamais et disparaîtra.