Le prix de la privatisation
Dans une enquête sur France Télécom, Bernard Nicolas montre un management qui nie sciemment la dimension humaine.
dans l’hebdo N° 1126 Acheter ce numéro
Comme un secret de famille. La dépression chez France Télécom Orange n’a rien de nouveau. Depuis plus de vingt ans, ses dirigeants dissimulent le mal-être au sein de l’entreprise. « Tout le monde sait que ça ne tourne pas rond, mais on se tait » , dit un employé. Ni plus ni moins qu’un « gâchis humain provoqué par une stratégie exclusivement financière » . Cette stratégie ? Des employés objets de remarques continues, de réflexions, de mépris, d’humiliations. « Professionnellement, vous n’existez plus. Vous êtes mort , confie un ingénieur, forcé à l’arrêt-maladie. Ceux qui vous donnaient une existence professionnelle vous détruisent en même temps. Ce n’est pas de la télé-réalité, c’est la réalité ! Vous êtes éliminé pour de vrai. Et il n’y a pas de vote du public. » Bernard Nicolas filme d’autres exemples d’employés déménagés, mis à l’écart, placardisés jusqu’au sous-sol, jusqu’à « devenir un ectoplasme, invisible » .
À travers quelques cas, le réalisateur décortique les méthodes de France Télécom. Un groupe dont l’histoire est ponctuée de soubresauts violents balayant ses salariés. Loin d’une publicité martelant « les hommes qui relient les hommes » sur les écrans télé en 1979 (où l’on reconnaît à l’image Christian Clavier et Thierry Lhermitte).
Au cours des années 1980, orchestrée par Louis Mexandeau, ministre des PTT de François Mitterrand, la séparation de la Poste et des Télécommunications est une première étape. La réforme du ministère passe difficilement. À l’époque, un rapport du CNRS souligne le malaise des cadres, ceux-ci s’exprimant sous anonymat. « Il y avait déjà des dépressions, des suicides » , se souvient Marco Diani, sociologue au CNRS. En 1997, neuf ans après la création de France Télécom, le groupe ouvre son capital. L’introduction de fonds privés est une autre étape cruciale. Les employés se voient imposer de nouvelles fonctions auxquelles ils ne sont pas préparés. Et sans postes de reclassement en perspective pour des purs techniciens. L’histoire continue de s’emballer.
En 2000, les 100 000 salariés du groupe (avec 70 % de fonctionnaires) apprennent leur achat par le Britannique Orange. L’État français a conservé 27 % du capital. France Télécom se doit de débourser 4 milliards de dividendes par an à ses actionnaires. En 2002, Thierry Breton annonce un plan drastique en matière d’économies. Et, trois ans plus tard, c’est au tour de Didier Lombard de prendre la tête du groupe. À ses côtés, Louis-Pierre Wenes, numéro 2, et Olivier Barberot, directeur des ressources humaines. Tous trois imaginent le plan d’économies « Next ». Objectif affiché : se débarrasser de 22 000 salariés en trois ans. Se débarrasser, voire anéantir, ce que démontre parfaitement ce film glaçant, alternant archives, analyses et témoignages.
Réductions d’investissements sur le réseau, fermetures d’établissements, suppressions d’emplois. « C’est un plan qui s’applique comme un rouleau compresseur » , observe Patrick Ackermann, de SUD-PTT. On casse, on broie du salarié, on crée un stress paroxystique. À coups d’entretiens déstabilisants menés par des managers formés au dégraissage. Pièce maîtresse du documentaire : les directives officielles de management, cyniques, prévoyant la dépression des salariés. « Des documents qui visent à savoir comment on doit manier la relation avec les gens , analyse Christophe Dejours, psychiatre, en sorte d’obtenir le résultat qu’on veut d’eux, mais par un moyen qui n’est pas la discipline mais la manipulation. » Au-delà de la dépression, le suicide. « La fin justifie les moyens » , ponctue Dejours. Stéphane Richard a succédé à Didier Lombard. Sans rien changer aux méthodes de management, à l’organisation du travail. En 2010, rappelle le réalisateur, ils sont « 23 salariés à s’être suicidés » .
France Télécom, malade à en mourir, mardi 16 novembre, 22 h 15, Arte (54’). Documentaire suivi d’un autre : Télécoms, le grand chambardement, d’Alain Hergothe, une enquête contrastée en Allemagne, en Espagne et en France, retraçant les étapes de la libéralisation du marché des télécommunications en Europe, depuis 1998, c’est-à-dire depuis la fin des monopoles, conformément aux directives de la Commission européenne.