L’invention de la Résistance

L’historien Julien Blanc dresse un portrait passionnant des engagements, convictions et parcours parfois tragiques des Résistants de la première heure.

Olivier Doubre  • 11 novembre 2010 abonnés
L’invention de la Résistance
© Au commencement de la Résistance. Du côté du musée de l’Homme (1940-1941), Julien Blanc, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 528 p., 23,50 euros. Photo : Degathi/AFP

Pourquoi certains – assez rares alors – ont-ils, dès juin ou juillet 1940, choisi la voie de la « désobéissance » , de l’insoumission face aux nazis et aux collaborateurs prestement installés à Vichy ? Comment ont-ils « inventé » ces ébauches d’organisations qui bientôt deviendront de véritables réseaux de Résistance ? Quelles motivations les ont poussés à agir ? Quelle rupture se produit-elle chez eux après la « débâcle », les exactions et la répression de l’armée allemande ? De quelles « continuités idéologiques » , au contraire, cet engagement quasi immédiat procède-t-il ? À quels groupes sociaux appartenaient-ils ? Quels sont leurs profils psychologiques, leurs origines familiales ?

C’est à ces questions délicates qu’a voulu répondre Julien Blanc, agrégé d’histoire, dans cet Au commencement de la Résistance issu de sa thèse de doctorat, dirigée par l’historien Laurent Douzou. L’auteur s’est concentré sur l’étude de l’un des premiers réseaux en zone occupée, voire, comme il le dit, d’une « nébuleuse » qui s’est constituée progressivement dès les premiers jours de l’Occupation allemande – non sans une bonne « part de hasard »  – et qui se désignera après-guerre officiellement par l’appellation « réseau du musée de l’Homme ».

Si nombre de ses membres ont bien été des ethnologues, des bibliothécaires, des chercheurs ou des salariés de ce musée créé par le Front populaire, qui se voulait le fer de lance d’une « ethnologie progressiste » , ce nom adopté après-guerre (d’abord pour les dossiers d’homologation des « faits de Résistance » de ses membres à la Libération) est néanmoins trompeur, comme le souligne Julien Blanc : cette dénomination aurait tendance à laisser « supposer qu’une institution dans son ensemble prit fait et cause pour l’insoumission » . En fait, divers groupes ou « secteurs » ont, à un moment ou à un autre, et généralement dès les premières semaines après l’invasion allemande, eu des liens avec certains des membres pouvant être rattachés par leurs recherches ou emplois au musée de l’Homme, en premier lieu deux de ses directeurs de département, Boris Vildé et Anatole Lewitski.

Mais nombre de ces noyaux sont en fait éparpillés un peu partout en France ou regroupent diverses professions, et sont parfois fort éloignés des milieux intellectuels liés au musée. Ainsi, un groupe de Bretons, en contact avec tel éminent responsable du musée, une filière spécialisée dans l’évasion des prisonniers de guerre ou une autre dans la collecte de renseignements militaires, avec des ramifications dans le nord de la France, à Béthune ou en Alsace-Lorraine annexée à l’Allemagne. Ou un groupe d’avocats du palais de justice de Paris (où l’on croise le nom de Lucien Vidal-Naquet, le père de l’historien disparu il y a quelques années), et un autre d’écrivains rassemblés à partir de l’association des « Amis d’Alain Fournier » dans lequel on retrouve Jean Cassou, ou encore un « secteur » regroupant d’anciens militaires, la plupart des armées coloniales, patriotes acharnés mais souvent conservateurs et au départ admirateurs du maréchal Pétain.

Toutes ces vocations, comme le montre Julien Blanc, ont pour origine un immédiat « refus individuel de la situation » de la France défaite, soudainement occupée et/ou coupée en deux zones, et ont dû « basculer dans un monde nouveau qui doit être inventé de fond en comble » . Il s’agit bien là d’un véritable « saut dans l’inconnu » , puisque « aucune structure n’existe encore » . Il faut donc se reconnaître et se rassembler, « rompre la solitude » et l’abattement dû à la débâcle. À Paris, la désobéissance commence essentiellement par la rédaction de tracts, la fabrication de « papillons » ou l’ébauche de périodiques, et il faut ensuite se débrouiller pour trouver de l’encre et du papier, ronéoter ou imprimer, puis diffuser.

Chacune de ces étapes suppose de s’appuyer, dans le plus grand secret, sur d’autres personnes qui partagent la même volonté d’agir et la même révolte face à l’envahisseur, l’idéologie nazie, les débuts de la Collaboration, ou au départ un patriotisme fervent. L’historien étudie ainsi au plus près ces « dynamiques de rapprochement » , les « rodages » de cette organisation complexe et multiforme, et notamment le rôle des premières « têtes chercheuses » de chacun des groupes qui recrutent peu à peu de nouveaux membres.

Travail exceptionnel à plus d’un titre, d’abord par la masse de documents dépouillés et minutieusement étudiés, ce livre de Julien Blanc est surtout remarquable par les sources très souvent inédites auxquelles il a eu accès. Il faut citer ici le nom de Germaine Tillion, la grande ethnologue des Aurès algériens et collaboratrice du musée de l’Homme, qui l’a accueilli, lui a accordé un grand nombre d’entretiens et lui a ouvert ses archives personnelles – qui ont, depuis sa disparition en 2008, été déposées à la Bibliothèque nationale. On apprend ainsi que, membre du « réseau du musée de l’Homme » par ses connaissances de nombreux chercheurs du musée, celle qui sera déportée à Ravensbrück à la suite de la répression que subit le réseau en 1941 – d’autres des membres du réseau seront fusillés en 1942 au mont Valérien – et étudiera le fonctionnement du camp a débuté sa Résistance au sein d’une association d’entraide aux soldats coloniaux, particulièrement persécutés par les nazis, qui travaille à les faire échapper à l’internement et à les rapatrier dans leurs pays d’origine, à l’époque colonies françaises.

Dans un style élégant qui aide à la dynamique du récit, Julien Blanc dresse ainsi un portrait passionnant, tout en finesse et en contrastes, des engagements, convictions et parcours parfois tragiques, de ces Résistants de la première heure qui, aussi minoritaires qu’ils aient été, ont su sauver l’honneur d’une France alors à genoux.

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