Quai 9 : une salle contre l’intox

Parmi la quinzaine de salles de consommation de drogues que compte la Suisse, celle de Genève fait office d’expert mondial en matière de réduction des risques et permet de lutter contre les idées fausses. Reportage.

Ingrid Merckx  • 4 novembre 2010 abonné·es
Quai 9 : une salle contre l’intox
© Photo : DR

Quai 9. On imagine l’endroit sur les bords du Rhône ou du Lac Léman. Pas du tout : la salle de consommation à moindre risque créée à Genève en 2001 se trouve juste derrière la gare. Un gros cube-container qui arbore entre des immeubles gris et des lignes de tramways des murs vert fluo, tel un centre d’art contemporain. Le lieu est dédié à l’accueil d’usagers de drogues qui peuvent consommer sur place. Ils n’y trouvent aucune substance psychoactive mais du matériel d’injection stérile, des kits de snif, du papier d’aluminium, des préservatifs, de la documentation, de même qu’un médecin, un psychiatre, des infirmiers et des travailleurs sociaux.

Jeunes, vieux, avec ou sans papiers, travailleurs, sans-abri, ils sont tous en situation d’addiction. « Dans la merde » , tranche, dans la salle d’accueil, Greg, travailleur social, pour évacuer d’office l’idée qu’un tel endroit pourrait faire envie. L’objectif d’une salle de consommation, c’est d’éviter d’ajouter à la galère de la drogue tous les maux qui menacent les usagers : hépatites, sida, malaises, overdoses, rupture sociale, soucis avec la justice, prises de risques sexuels, problèmes financiers…

Ceux qui passent au Quai 9 n’ont pas l’air de s’amuser. Que ce soit le jeune étranger qui débarque. « Ici, la règle, c’est pas de vente et pas de violence. L’héroïne, tu l’as sur toi ? » , lui demande la travailleuse sociale qui remplit avec lui le questionnaire anonyme remis aux nouveaux arrivants. Ou la jeune fille un peu zone qui récupère son sac à dos déposé dans une pièce à côté. En passant par le type d’allure clocharde qui répète, inquiet : « Faut pas s’énerver ou ils vont fermer… » Jusqu’à l’habitué qui discute dehors avec Anne François, médecin qui tient une consultation de soins de santé primaire et de premiers secours sur place deux fois par semaine… Tout le monde se regarde. Se surveille. « Il faut être attentif pour éviter qu’un comportement ne dégénère , explique ce médecin. Tout peut partir très vite. Ce n’est pas la rue, mais c’est juste à côté… En même temps, il y a un lien entre les gens qui nous nourrit et qui permet le relais avec les lieux de soins. » Il n’y a jamais eu d’overdose mortelle au Quai 9. Quand l’ambulance est appelée, c’est surtout pour des mélanges ou des produits comme le Dormicum, psychotrope qui altère grandement le comportement. Toutes sortes d’usagers s’y croisent : une bonne moitié sont très précaires (38 % de SDF), d’autres mènent une vie « normale ». « Récemment, un homme m’a dit : ça fait vingt ans que je prends de l’héroïne, je n’ai jamais manqué un jour de boulot. »

Ce 20 octobre, Quai 9 ferme un moment en début d’après-midi. « Aujourd’hui, il y a beaucoup de produits, ça crée des comportements de consommation compulsifs , explique Martine Baudin, la directrice. On a mis tout le monde dehors, le temps que ça se calme. » Du coup, un petit groupe patiente devant le grillage. « C’est rare. Signe qu’il se passe quelque chose » , observe Anne François en descendant du 1er étage, où se trouvent les locaux de Première Ligne, l’association qui gère Quai 9 ainsi que le Bus d’information et de préservation de la santé (Bips), deux structures qui se complètent pour proposer « un premier contact » aux usagers.

Au rez-de-chaussée, la salle de consommation est ouverte tous les jours de 11 h à 19 h, et le Bips prend le relais le soir près du temple Saint-Gervais de 20 h 15 à 23 h 15. Entièrement subventionnée par l’État, Première Ligne compte une équipe « très soudée » d’une trentaine de personnes. Pour accueillir une centaine d’usagers par jour. « Une rallonge de budget permettrait d’élargir la fourchette horaire , glisse Martine Baudin. En même temps, on n’a pas vocation à être ouvert 24 h sur 24. » Leur mission : prendre part au dispositif national de réduction des risques (cf. encadré) en permettant aux consommateurs de drogues de rester en vie, dignement, d’entrer dans le soin, et de ne pas mettre en danger la population en consommant dans les halls d’immeuble, les allées, les parcs, la rue, les toilettes…

« Ce qui se passe à l’intérieur intrigue , raconte Martine Baudin en sortant des photos. On a donc monté une exposition dans la gare avec une fausse salle de conso : les passants pouvaient entrer, s’asseoir devant les tablettes, se rendre compte… » Les Suisses ont bien compris l’enjeu : une votation fédérale a adopté à 68 % la nouvelle loi sur les stupéfiants qui ancre la réduction des risques, et donc les salles de consommation et les programmes de prescription d’héroïne. Et les gardiens d’immeuble et d’école viennent nombreux à l’Université ouvrière de Genève suivre un module consacré aux usagers de drogue : « Qu’est-ce qu’un consommateur de drogue ? Peut-on l’approcher quand il consomme ? » Experts de leur consommation, les usagers de Quai 9 sont considérés comme des « partenaires de réflexion ». Ils prennent part à l’évolution du lieu, font du ramassage de seringues, peuvent devenir « agent de médiation » en tandem avec des travailleurs sociaux, et participent aux actions de sensibilisation.

Le calme revenu, Quai 9 rouvre ses portes. Un vigile est adossé à la porte, un pied dedans, un pied dehors. Souriant. « Sa présence décharge un peu l’équipe » , confie Anne François. À la suite de violences, il a fallu ­installer un dispositif de sécurité. Depuis 2006, un « sécu » est là tous les jours. Mais pas de police. « Les relations sont fondées sur le dialogue , rappelle ce médecin. La sensibilisation à la réduction des risques fait partie de la formation des policiers. On organise même des débats avec les usagers ! » Mais la loi sur les stupéfiants met les acteurs face à un paradoxe : « On se retrouve alors dans la situation de l’existence d’un espace où les gens peuvent consommer des drogues qu’ils auront achetées clandestinement, mais il ne faut en aucun cas que cet achat ait été fait à proximité du lieu. » Il y a des ratés… L’équilibre entre santé publique et ordre public n’est pas toujours facile à trouver.

Le règlement de Quai 9 est affiché sur le mur de droite en entrant. À gauche, un grand comptoir pour les échanges de matériels, immédiatement informatisés, « pour nos statistiques » . Il se prolonge par un bar où boire un verre « non alcoolisé » et discuter, quelques tables et deux ordinateurs « pour regarder les mails » . En face, la porte du cabinet médical, toujours ouverte, sauf pendant les consultations. Et au fond à droite, celle de la salle de consommation, toujours fermée. Les usagers prennent un ticket, « comme à la Sécu » .

La salle de consommation proprement dite comprend 2 tablettes de snif, 6 tables d’injection et une petite pièce pour les inhalations. Au centre, un travailleur social est chargé de prévenir en permanence tout problème survenant au moment de la prise de produit : loupés, violences, malaises, overdoses… À côté du panneau lumineux dehors, une lumière est allumée comme à l’entrée d’un studio d’enregistrement. Pour demander du renfort au cas où… « Ça clignote ! » , alerte justement quelqu’un. Greg se précipite dedans. Et ressort cinq minutes plus tard en soutenant un homme. « On marche un peu ? » Dans la première salle, les gens attendent leur tour ou sont déjà « sous produit » . D’où une atmosphère un peu électrique. « L’hiver, il leur arrive de traîner un peu dedans à cause du froid. Mais ils ne restent pas. » Quai 9 est un lieu de passage. La gare Cornavin compte huit quais. C’est le 9e. « Entrer dans la drogue ne signifie pas y rester. »

Bientôt dix ans d’ouverture pour Quai 9. En 2006, après quinze ans de réduction des risques, Première Ligne avait remis plus de 2 millions de seringues stériles avec un taux de retour avoisinant les 90 %. Une transmission du VIH quasiment éradiquée : 50 % étaient nouvellement infectés par le VIH en 2001 contre 3 % aujourd’hui. Des surdoses qui ont baissé de 50 %. Et une nette amélioration des relations avec le voisinage. Première Ligne sait que « ça marche ». « Pas la salle de conso toute seule , insiste Martine Baudin. Mais tout le dispositif dont elle fait partie. » Quai 9 fait office d’expert mondial. Mais doit néanmoins constamment rappeler ses objectifs, justifier son existence, répéter qu’un tel endroit est une porte d’entrée dans le soin. Qu’il ne s’agit en aucune manière d’encourager ou de cautionner la consommation de drogue mais de limiter les risques pour ceux qui en consomment de toute façon. Qu’il faut accepter cette réalité et trouver des solutions pragmatiques et non idéologiques. « Pour que les gens entrent dans le soin, il faut qu’ils restent en vie , siffle Martine Baudin. À Zurich, dans les années 1980, les consommateurs de drogues mourraient sur les voies ferrées. »

Il existe aujourd’hui plus de 70 salles de consommation en Europe, dont une quinzaine en Suisse : la première a ouvert à Berne en 1986, la salle genevoise est la seule dans la partie française. Ces espaces ont démontré qu’ils n’avaient pas d’effet d’attraction. Ce qui n’empêche pas les questions éthiques pour les personnels : « Comment accompagner au mieux l’acte d’injection sans le banaliser ? Où sont les limites d’intervention dans les cas d’atteinte sévère à l’intégrité physique ? Comment appliquer judicieusement les mesures de limitation momentanée de l’accès d’une personne à la salle d’injection à titre préventif ? » « On a l’abstinence tout le temps en tête mais on ne la défend pas comme solution imposée. On ne soigne pas les gens contre leur gré… » , explique Anne François. Pas de suivi médical à Quai 9, mais une consultation anonyme gratuite et sans rendez-vous en soins de santé primaire qui permet de repérer des lésions, des abcès, de parler de la dépendance, des infections, des produits, et d’assurer le relais avec des structures de soins… « Plus d’un tiers des consommateurs qui viennent sont déjà sous traitement. »

Après une victoire contre la transmission du sida, la bête noire, aujourd’hui, c’est l’hépatite C. Entre 60 et 80 % sont contaminés par ce virus « hyperrésistant ». « Une récente étude affirme qu’il peut tenir près de 60 jours sur du matériel ! , s’alarme Anne François. Il se transmet via la plus petite gouttelette de sang. Les gamins qui sniffent avec des billets de banque savent-ils qu’ils peuvent se le refiler ? » Autre problème : l’accompagnement social des usagers qui peinent à reprendre une activité professionnelle, même une fois sevrés. « Sans perspectives, ils replongent. » D’où le développement de petits jobs à Quai 9, qui vient de lancer un nouveau « pôle de valorisation des compétences sociales » . Objectif, toujours : considérer la personne derrière le produit. Ne pas la réduire à ce qu’elle consomme. Ne pas la laisser à quai.

Société
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