Remous sociaux chez Veolia Eau
Trois usines du fournisseur privé d’eau potable en Île-de-France se sont mises en grève pendant une semaine. Un mouvement qui a mis en lumière les aspects troubles du nouveau statut de l’entreprise.
dans l’hebdo N° 1128 Acheter ce numéro
La gestion privée de l’eau potable en Île-de-France fait à nouveau parler d’elle. Près de six mois après avoir obtenu le contrat « historique » du Syndicat des eaux d’Île-de-France (Sedif), structure de gestion du plus grand service public de production et de distribution d’eau potable de France, Veolia Eau, qui se succède à elle-même, a affronté un mouvement social d’une rare ampleur. Trois de ses usines de production d’eau, à Choisy-le-Roi (Val-de-Marne), Méry-sur-Oise (Val d’Oise) et Neuilly-sur-Marne (Seine-Saint-Denis), couvrant les besoins en eau de 4 millions d’usagers, ont été bloquées du 16 au 22 novembre. « Je n’ai jamais vu ça, c’est totalement inédit » , commente Alain Bonnet, secrétaire général du syndicat FO de Veolia Eau en région parisienne.
Deux syndicats, la CGT et FO, rejoints par les cadres, bataillaient ferme depuis plusieurs mois pour défendre « quatre-vingts ans d’acquis sociaux à la Générale des eaux [aujourd’hui Veolia Eau] » et plus d’un millier de salariés inquiets du changement de leur statut. La Coordination eau Île-de-France, qui regroupe les associations de la région parisienne en lutte pour le retour de l’eau en régie publique, a apporté son soutien aux salariés, et condamné « les méthodes de la multinationale Veolia, qui, contrainte de baisser ses prix pour obtenir le “marché” de l’eau dans la banlieue parisienne, se retourne maintenant contre ses salariés en diminuant les effectifs ou en supprimant des primes, plutôt que de baisser les profits versés à ses actionnaires » .
Au-delà de la fin du conflit, qui s’est traduite lundi par un protocole d’accord entre direction et syndicats, ce mouvement est devenu exemplaire, notamment par les révélations sur les termes de la délégation de service public qui entrera en vigueur le 1er janvier 2011, pour une période de douze ans. Dès le mois de juillet, les syndicats CGT et FO ont accusé la direction de Veolia de « refuser de donner les informations » sur le nouveau contrat de gestion de l’eau, un marché d’environ 3 milliards d’euros. Le comité d’établissement a dû assigner l’entreprise au tribunal de grande instance de Nanterre pour « non-information » (le jugement étant attendu le 3 décembre) pour faire valoir ses droits.
Les syndicats n’ont découvert qu’en septembre une « société dédiée qui permet à Veolia de restructurer sans que les salariés puissent faire jouer leurs droits » . Cette société, nommée Veolia Île-de-France, a été qualifiée de « coquille vide » , dans laquelle « les personnels repartent à zéro avec la signature d’un contrat de travail, sans droits » . « Les salaires et l’ensemble des emplois seront maintenus » , a pour sa part soutenu Bernard Cyna, directeur d’exploitation de Veolia, qui a aussi admis que la baisse du prix de l’eau se fera « grâce à des départs naturels » .
Les syndicats ont remarqué que le contrat prévoit « la baisse de 25 % des charges salariales en douze ans » et montrent du doigt le Sedif : le premier service d’eau potable en France et en Europe « s’est totalement désengagé vis-à-vis des travailleurs en ne prenant pas ses responsabilités politiques et sociales » . Le contrat du Sedif contient notamment cette formule lapidaire qui a mis le feu aux poudres : « Le délégataire fera son affaire des salariés. »
La nouvelle société « dédiée » est aussi soupçonnée d’avoir un autre objectif : « Le principe même de la “régie intéressée”, mode de gestion devenu obsolète, mais qui a été reconduit dans le nouveau contrat, constitue un obstacle majeur au contrôle réel des flux financiers afférents aux opérations conduites par le régisseur, ce qu’a de nouveau rappelé la chambre régionale des comptes d’Île-de-France au printemps dernier » , explique Marc Laimé, conseil sur les politiques publiques de l’eau auprès de collectivités locales et auteur de nombreux articles sur la gestion de l’eau. De son côté, Alain Bonnet s’interroge sur la forme juridique particulière de la nouvelle société créée par Veolia : « C’est une société en nom collectif, un statut plutôt rare utilisé pour des montages juridiques complexes, donc peu transparente » .
Le peu de transparence dans la gestion de l’eau francilienne a connu son apogée au mois de juin, quand les élus de droite et une grande partie des élus de gauche du Sedif annoncent l’attribution du contrat de délégation de service public à Veolia Eau. Le directeur général du groupe, Antoine Frérot, jure que Veolia baissera « le prix moyen de la part eau potable de 16 % pour l’ensemble des consommateurs particuliers et industriels » . « Une diminution du coût de facturation du délégataire approchant les 40 millions d’euros » réjouit plusieurs associations, dont la Coordination eau Île-de-France, Action consommation et Acme France. Mais c’est bien peu au regard du « surcoût important, de l’ordre de 40 à 85 millions d’euros par an […] facturés indûment aux usagers pendant des années » , rappelle cependant la Coordination. L’association s’appuie sur une enquête de l’UFC-Que choisir et sur un rapport de la chambre régionale des comptes épinglant des irrégularités dans le contrat dont a bénéficié Veolia depuis 1962.
Mais les agents qui rejoindront la nouvelle société de Veolia mettent en doute la baisse réelle du prix de l’eau potable : « Il baissera, mais les particuliers verront certains frais augmenter dans les nouvelles factures, comme le prix de l’abonnement et les lettres de relance. Les collectivités seront elles aussi mises à contribution, notamment dans l’installation et l’entretien des poteaux d’incendie » .
L’inédit mouvement social au sein de Veolia Eau banlieue de Paris aura en tout cas mis en évidence la troublante mise en œuvre d’une délégation de service public à une multinationale. Et balayé nombre d’idées reçues sur les bienfaits de la gestion privée.