« Tomates » : Quintane, pur jus

Dans « Tomates », Nathalie Quintane fait grincer les mots sur des sujets d’actualité.

Christophe Kantcheff  • 4 novembre 2010 abonné·es
« Tomates » : Quintane, pur jus
© Tomates, Nathalie Quintane, POL, 137 p., 12,50 euros. Photo : Bamberger

En argot portugais, « on appelle tomates (toumatech’) les testicules » . Cette information est puisée dans le nouveau livre de Nathalie Quintane, Tomates . Il s’agit aussi, sans doute, d’une indication inconsciente sur l’intention générale, que l’on sent couillue. Celle de mettre les pieds dans le plat politique, plus particulièrement en levant quelques lièvres sur ce qui se joue dans la langue, ou dans la littérature, à propos de sujets brûlants – Tarnac, l’antiterrorisme, les émeutes dans les banlieues, la communication gouvernementale… – ou un peu plus froids : Auguste Blanqui, par exemple (encore qu’aux dernières nouvelles quintaniennes : Blanqui, pas mort du tout).

Ces quelques lignes cependant ne résument pas Tomates, qui ne se laisse pas prendre, s’échappe, court suivant sa propre logique impulsive. Tomates éclatées, donc, comme celles qu’on a lancées sur un mauvais spectacle, l’humeur légère malgré tout, inutile d’en faire un drame, et en ayant peut-être croqué dedans auparavant, parce qu’elles ne sont pas si mauvaises, ces tomates, même si les plants ont été achetés chez Jardiland et non chez Kokopelli – c’est l’un des développements horticoles du livre, qui se termine comme suit : « Transposé, le problème du choix entre une graine non industrielle et un plant issu d’une graine industrielle équivaut au dilemme du militant se demandant s’il reste au Parti socialiste par fidélité pour un passé doux ou s’il le quitte, et cela le violente. » Certes.

De la politique, donc, en tirant dans les coins, mais ça peut faire mal aussi. Et pas seulement à ceux qui sont réputés être de l’autre camp. Nathalie Quintane évoque par exemple l’interview (donnée par écrit) de Julien Coupat dans le Monde, en mai 2009, très remarquée (et remarquable), et les réactions qu’elle a occasionnées. « À quelques rares exceptions près, nous [l’intelligentsia de gauche, NDLR] adhérâmes tous à ce qu’on peut formuler en manière d’épitaphe : il pensait mal mais il écrivait bien (i.e. qu’il se contente de bâtir sa Commune dans le Monde). La France qui lit soupirait soulagée : on apprenait encore dans les écoles, l’EHESS était à la hauteur de sa réputation, les Humanités n’étaient pas mortes, la banlieue n’avait pas tout pourri. »

Il y a moins de démonstration dans Tomates que d’opération de démontage des formules toutes faites, de renversement ironique des idées trop bien reçues. Comme celles qui traînent, dans les esprits distingués, sur la banlieue. Nathalie Quintane pince sans rire et pense en se marrant, abolissant du coup la frontière des genres, entre, par exemple, poésie déclarative et petit essai d’intervention débridé. Elle a des notes en bas de page un usage très personnel mais irréprochable de précision, et publie même dans une « annexe » les échanges contradictoires qu’elle a eus avec le philosophe Jean-Paul Curnier sur les jeunes des banlieues et leur conscience politique. « Des immatures maintenus dans un statut d’enfants » , selon lui. À ça, elle ne répond pas (que dire, en effet ?…).

Quintane ne vise jamais aussi juste que lorsqu’elle saisit l’esprit de notre époque avec un mot, souvent drôle, un mot emblématique, avec lequel elle joue, qu’elle transpose d’un univers à l’autre, différent a priori, et ça marche. Exemple : « Bingo ! » « Nous transportons des livres et la police dit Bingo ! » , écrit-elle, précisant en note « c’est ce qu’elle a fait en arrêtant une “proche du groupe de Tarnac” et en découvrant une caisse de l’Insurrection qui vient dans le coffre de sa voiture » .

Puis, d’une caisse de livres à la littérature, il n’y a qu’un pas, qu’elle franchit en déclinant le mot Bingo en son adverbe « binguiennement » et son adjectif « binguien »  : « Aujourd’hui, un livre de littérature bon peut se concevoir binguiennement, tout replié sur lui pour produire l’élan typique qui le projette en tête de gondole, et sidère les gondoles, et dispatche les petits cœurs post-it scrupuleusement remplis par les libraires d’adjectifs binguiens tels que jubilatoire, savoureux, etc., et tous ces mots culinaires avec lesquels en France on décrit la littérature, et qui ne datent pas de Bernard Pivot, non, Bernard n’a fait qu’entériner une habitude plus ancienne… » Dans le genre rosse, Nathalie Quintane fait dans le concentré (de tomates, of course ).

Conscieusement, elle pose ses mines à faire exploser les raisonnements trop beaux pour être honnêtes, les sophismes aliénants, et les interdits de penser (elle anéantit ainsi le trop commode « Comparaison n’est pas raison » en histoire, qui soulage les consciences contemporaines). Elle interroge l’absence de transmission d’une certaine culture politique à travers une lettre brûlante de Jean-Marc Rouillan. Elle explique pourquoi elle écrit des livres « anti­patates » .

Enfin, elle fait une sacrée révélation sur la véritable identité de l’auteur de L’insurrection qui vient . C’était bien le moins : on ne peut écrire Tomates sans prendre ses responsabilités. Nathalie Quintane ­assure.

Culture
Temps de lecture : 4 minutes