Comment la France a perdu vingt-cinq centimètres

La Cinquième République revisitée par l’observation des silhouettes. Preuve, du plus grand au plus petit président, que le corps possède bien un sens politique.

Christophe Kantcheff  • 23 décembre 2010 abonné·es

Mais qui est donc ce grand échalas sanglé dans sa vareuse kaki, la tête prise dans un casque de motocycliste en cuir, à demi étranglé par une lanière trop serrée ? Cette silhouette maladroite appartient à un capitaine du 19e Bataillon des chasseurs à pied, qui s’est déjà acquis une solide réputation d’emmerdeur auprès de ses supérieurs. Ce personnage encombré par sa grande taille, c’est Charles de Gaulle au début des années 1930. C’est De Gaulle avant De Gaulle. Ou, si vous préférez, avant l’Histoire. Car il n’a pas le physique d’un subalterne. L’inadéquation entre ce port hautain et cet uniforme de gradé de second rang le fait manifestement souffrir. L’inadéquation perdurera jusqu’à la Libération. Sur les mêmes photos d’archives, on le voit encore en juin 1940 à Londres, un rien ridicule dans sa folle prétention à représenter la France résistante, puis, sous le casque colonial, fin 1940, au Tchad, au côté du gouverneur Félix Eboué.

Comme si ce corps de 1,93 mètre était prédestiné à d’autres fonctions. Ces fonctions quasi monarchiques, la haute silhouette finira par les habiter. L’image symbole est celle du balcon du gouvernorat d’Alger, le 4 juin 1958. De Gaulle apparaît, les bras ouverts. Il prononce la phrase fameuse, lourde de toutes les ambiguïtés et de tous les malentendus : « Je vous ai compris. » Mais quelques instants plus tard, les mots seront plus grandiloquents encore : « Vous avez voulu commencer par les institutions, et c’est pourquoi me voilà ! » Les bras de nouveau se tendent obliquement.
Ce n’est plus un homme, c’est la croix de Lorraine. De Gaulle se prend pour une institution.

Le monarque républicain s’installe. La grandeur a rattrapé la mégalomanie. Le fou n’est plus fou parce que la situation est folle. Le mythomane devient un mythe. Enfin, le corps démesuré correspond à la fonction. Il a cessé d’être ridicule. Onze ans plus tard, quand le monarque républicain est chassé par le peuple, le dessinateur Tim ne s’y trompe pas. Dans l’Express, il représente le général escaladant le socle de sa statue où l’attend un cheval déjà harnaché pour l’Histoire. Le corps de De Gaulle, comme peut-être son nom, a alimenté chez ce personnage épris de grandeur la certitude qu’il avait un destin. C’est le corps d’une légende.

Quarante ans après la disparition du fondateur de la Ve République, c’est une autre histoire de corps qui nous est contée. Celle d’un petit corps qui n’en finit pas de s’exhiber en culotte courte et en T-shirt. La fonction est la même. À cela près que la majesté, ou la revendication de majesté, n’y est plus. Avec Nicolas Sarkozy, l’institution présidentielle a perdu 25 centimètres. L’attitude hiératique a cédé à la fièvre. La lenteur du geste est devenue frénésie. Et « je vous ai compris » est devenu « casse-toi pauv’con » . De Gaulle avait un tic : il renvoyait sa tête en arrière comme s’il voulait mieux humer l’espace. Le mouvement portait son appendice nasal, qu’il avait proéminent, vers le haut. Sarkozy dodeline vers le bas. En se tassant. L’un ne se sentait jamais assez grand, sans doute en regard de l’idée qu’il se faisait de lui-même, et de sa fonction, à laquelle il s’identifiait ; l’autre se sent trop petit et porte des talonnettes, ou se tient sur la pointe des pieds sur la photo officielle. Faute de s’inventer des centimètres supplémentaires, il s’attache à montrer un corps sain, suant dans l’effort. Petit mais vigoureux. Qu’il ait un malaise, même sans gravité, un jour de jogging par trop forte chaleur, et le personnage, en vérité si fragile, s’effondre. Qu’un observateur avisé montre le bourrelet qu’un magazine complice a effacé sur une photo pour entretenir la représentation d’un président certes petit, mais à l’abdomen musclé, et la comédie vire à la farce.

D’accord, Sarkozy est petit, et Mitterrand, donc ? Eh bien, il n’était guère plus grand. Et, en plus, il marchait les pieds en dedans en bon introverti qu’il était. Mitterrand était petit, donc, mais on ne le remarquait pas. En tout cas, on ne le disait pas. Nul chansonnier ou imitateur n’aurait songé à s’en gausser. Chez lui, le verbe effaçait le physique. De ce point de vue, il avait raison de croire dans « les forces de l’esprit » . Comme si la question n’était pas la taille mais tout à fait autre chose, qu’on appelle parfois le charisme. Pourtant, Mitterrand avait eu aussi maille à partir avec lui-même. Mitterrand jeune avait les dents qui rayaient le parquet. Presque au propre, et tout à fait au figuré. Ses incisives qui trahissaient son trop-plein d’ambition, il avait fini, au mitan des années 1960, par les faire limer. Puis il avait dû maîtriser ces clignements intempestifs des yeux, si peu flatteurs à la télévision. Vingt ans plus tôt, il n’aurait pu, comme il le fit en 1988, répliquer à Chirac dans un débat célèbre : « Dans les yeux, je vous le dis. » Mitterrand a voulu maîtriser son corps comme son destin. Il y est assez bien parvenu. La preuve, pour le meilleur comme pour le pire, c’est lui, avec sa petite taille, qui a le mieux habité les institutions gaulliennes. Quitte à se dédire. Sur la fin, il est allé jusqu’à maîtriser les manifestations de sa maladie. À jouer même de son visage devenu émacié et de son crâne glabre. On se souvient de son ultime interview, en 1995, et de son ultime mensonge. Et non le moindre. Le journaliste s’étonnait qu’il ait pu encore prétendre en 1976 n’avoir pas su le rôle joué par son ami Bousquet dans la rafle du Vél d’Hiv de juillet 1942 : « Ne croyez-vous pas , lui avait répondu Mitterrand, que l’échéance qui est devant moi a quelque rapport avec la vérité ? » Le visage fantomatique disait bien la nature de cette échéance. Et sa proximité. Comment contredire un homme qui met ainsi en jeu le poids de sa maladie et de sa propre mort ? Et pourtant !

Un autre président de la Ve République a été trahi par son physique, et par ce que la maladie en avait fait : Georges Pompidou. On se souvient du voyage en Chine, au début de 1974. Ses rondeurs faussement joviales d’Auvergnat bon vivant s’étaient dilatées. Le faciès bouffi de cortisone, Pompidou laissait son entourage mentir devant une France incrédule. Le Président, disait les porte-parole, souffrait d’une crise d’hémorroïdes. C’est pourquoi, ironisa méchamment Charlie Hebdo, il est mort debout… Avant cela, Pompidou, c’était le corps rassurant. Le visage humain du gaullisme. Et tant pis si cette imagerie n’avait que peu de rapport avec la réalité. La Ve République nous offrit ensuite une sorte de rétrospective. Celui qui succéda à Pompidou ressemblait étrangement à ce qu’il voulait être et ce qu’il n’était pas : un aristocrate. Un sang bleu. En vérité, son père avait emprunté le nom du contre-révolutionnaire amiral d’Estaing, mais il n’était que Giscard. Ce corps filiforme, légèrement incliné vers l’avant, allait bien à cette réincarnation précieuse de l’Ancien Régime mâtinée de haute finance. Et ce corps dessiné pour habiter les châteaux devenait vite ridicule quand son propriétaire le promenait en ville, chez des « vrais gens » dont il se plaisait à partager brièvement les mœurs, découvrant les œufs au plat et jouant de l’accordéon. Comme Aimable et Yvette Horner. On a su par la suite que ce corps monarchique, mais tendance fin de règne (alors que De Gaulle était « Grand Siècle »), se faufilait parfois au matin dans une minuscule Austin Cooper pour s’encanailler.

Sur le tard, ce Louis-Philippe destitué se laissa même aller à narrer que ce corps avait vécu des aventures improbables. Ce n’était plus la monarchie de Juillet, mais Félix Faure. Tout de même, qu’il ait été mêlé à une histoire de diamants offerts par un dictateur africain autoproclamé empereur lui allait bien au physique ! À ce musée des corps républicains, il manque une silhouette. Celle du « Grand Jacques ». Celui-là, c’est le Grand Corps Bien Portant. Un slameur heureux. Insatiable visiteur du Salon de l’agriculture, sachant serrer toutes les mains qui se tendent vers lui, sachant sans lassitude sourire à tout le monde, amis comme ennemis. C’est le corps du parfait candidat, dynamique en campagne, assoupi après la victoire. C’est le Français moyen. De Pinay, De Gaulle disait méchamment : « Il a une tête d’électeur. » Jacques Chirac a une tête et un physique de notable de province, monté en graine jusqu’à l’Élysée.

Publié dans le dossier
Le corps en politique
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