Punir ou faire grandir ?

Alain Cangina  • 9 décembre 2010 abonné·es

Le lundi 22 juin 2009, je regardais la télé dans ma cellule « moderne ». J’ai entendu la déclaration de Sarkozy devant le Parlement : « Les prisons sont la honte de la République. » L’écœurement m’a serré les tripes. Je savais à l’instant qu’il ne s’agissait que d’un effet d’annonce. Nous avons vu par la suite qu’il parlait de l’état des bâtiments des prisons. Non pas des êtres humains enfermés. Il faut bien que son copain Bouygues travaille ! Qu’est-ce que la vie à côté du CAC 40 ?
Après avoir connu la vieille prison insalubre de Lyon, j’étais justement dans une de ces nouvelles prisons où le dernier degré de l’inhumanité venait d’être franchi. À Corbas. Je vivais la négation totale de mon existence dans l’arbitraire récurrent et la suspicion permanente de l’administration pénitentiaire. L’interphone et la vidéosurveillance étaient mes « interlocuteurs ».

La « non-loi » pénitentiaire de novembre 2009, à peine un mois après ma libération, n’a fait qu’entériner ma douleur. Les rares articles qui tentaient de protéger la dignité de l’homme étaient balayés dans cette nouvelle version par des alinéas d’exception au nom du bon ordre et de la sécurité des établissements.

Aujourd’hui, dans mon fauteuil, relisant les Antimémoires de Malraux, une phrase réactualise, s’il en était besoin, cette souffrance : « Le mal le plus profond est cette volonté, qui semble être la seule loi de ces geôles infernales, de piétiner l’homme, de le dépouiller de tout ce qui est humain, de le réduire enfin à une telle condition qu’il en arrive, dans le désespoir, au dégoût de lui-même. »

Je repense à tous mes amis, connus et inconnus, qui se sont donné la mort derrière les murs (130 suicides par an dans les prisons françaises, sans compter ceux qu’on cache sous diagnostic médical, et au moins une tentative par jour, tous établissements confondus). Ils ne se sont pas donné le temps de découvrir l’inviolabilité de leur conscience. Ils n’ont été que lucides, trop préoccupés par les besoins basiques et essentiels de la survie grégaire. Parce que lorsqu’on prend contact, intérieurement, avec ce sentiment, on sait alors ce qui préside à la révolte de tous les esclaves de la terre. C’est une force qui empêche de se résigner, qui ouvre à la résistance et restaure l’estime de soi.

Tu dois être étonné dans ton indifférence au sort des détenus. Dans ta paresse complaisante, tu as accepté depuis si longtemps le culte de la victime. On te l’a enfoncé dans le crâne, à coups de slogans et de pensée toute faite, entérinés par la télé abrutissante. Tu crois donc à la loi du talion, par conséquent à la vengeance, qu’on appelle faussement réparation. Tu crois aussi à la rédemption par la punition et tu veux ignorer la perversité de cet adage : qui aime bien châtie bien. Cela soulage tes peurs et dissimule ta lâcheté. Tu ne te poses pas la question du sens de la peine et évites ta propre part d’ombre. Tu te dis que tu es du bon côté.

La révolte et la haine qui débordent le plus pacifiste des détenus ne sont pas dues à son caractère et à sa personnalité délinquants et asociaux. Elles naissent de cette prise de conscience d’inviolabilité qui émerge à force d’être bafoué, humilié, maltraité et nié. C’est la force ultime de survie qui s’exprime. Cette révélation ne se dévoile que dans l’épreuve.
Sache, ami citoyen, que si nul don n’est plus précieux que le respect de l’intimité de cette conscience, nul bienfait ne peut en compenser le mépris.
Écoute les rares témoignages. Ne détourne pas les yeux. Ne dis pas que cette torture « ordinaire » n’est que le juste retour des délits commis. N’ajoute pas qu’ils le méritent. N’accepte pas que les animaux soient mieux considérés que les prisonniers. Ne cautionne pas ce silence autour des murs. Refuse la censure forcenée qui règne à l’intérieur. Et n’oublie surtout pas que demain c’est toi qui peux te retrouver dans ce cul-de-basse-fosse moderne et aseptisé. Il faut si peu de chose aujourd’hui pour enfermer les gens.

Imagine que chaque transgression des règles collectives devienne l’occasion, pour celui qui l’a commise, d’un début de réflexion. Qu’il soit accompagné pour s’interroger sur le sens de sa vie. Cette démarche lui ouvrirait les portes d’une véritable responsabilité, pleine et entière. La victime, associée à ce processus, pourrait surmonter sa douleur ou son préjudice. Elle se saurait partie prenante d’un redressement individuel et collectif pour s’autoriser à plus d’humanité. On pourrait alors voir s’ouvrir les portes des prisons, et la souffrance se transformer en relation.

Quel sens peut avoir une compensation évaluée en années de « privation » de liberté ? L’abolition de la peine de mort n’a été que le tout premier pas vers la dignité.
Ne me dis pas que ça ne marcherait pas. On n’a jamais essayé. N’évoque pas l’exception possible pour instaurer des règles générales. Que vaut-il mieux pour tous : punir ou faire grandir ? Fabriquer des loups ou favoriser l’être humain ? Maintenir la haine des deux parties ou réunir ?
Alors, ami citoyen, crois-tu que Malraux parlait des prisons françaises ? Non, il faisait référence aux camps de concentration. En dehors de l’idéologie nazie, y a-t-il vraiment une différence ?
Que nous disent les exclusions en tout genre : vieux, SDF, malades mentaux, Roms, détenus, étrangers, pauvres ? Ce rejet odieux est l’anéantissement de tous. Il illustre la manière dont chaque individu est finalement considéré dans ce pays.
Vois et cesse de faire l’autruche !

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