Quelques bulles de Noël

Endiablée, surréaliste, surprenante, la BD indépendante s’exalte loin des grands circuits. Voici quelques pistes de découverte.

Marion Dumand  • 16 décembre 2010 abonné·es
Quelques bulles de Noël

« En décembre, c’est l’apothéose, la grande bouffe et les petits cadeaux… » Pour démentir Renaud et ne pas être aussi morose que nous le promet son « Hexagone », Politis vous propose un tour des dessous de sapin, côté BD indépendantes. N’en déplaise à certains, il n’y aura pas de Rolex ce Noël, mais des cases sans barreaux, fraîchement livrées.

Le plus attendu. Charles Burns frappe à nouveau. Maître du noir, qu’il soit d’encre ou d’atmosphère, l’auteur américain replonge dans l’adolescence, qui avait valu à son Black Hole une reconnaissance internationale. Toxic aborde cet âge limite, borderline , sans aucune ­mièvrerie, mais non sans humour sombre, et pour une fois en couleur. La couverture le montre bien : rouge et blanc, l’œuf-champignon évoque directement Hergé et son Étoile mystérieuse . La comparaison s’arrête là, car le jeune homme qui se tient non loin, environné de décombres, n’a de Tintin qu’une houpette. Les traits tirés, le crâne pansé, les cheveux en partie rasés, le nouvel anti-héros de Burns a tout l’air d’un punk en convalescence. Hésitant plutôt que rageur. Doug avale des cachets, évolue de squat en délires (cauchemars ? hallucinations ?), passe d’une rencontre amoureuse à des cyclopes cuisiniers. Doug est perdu ; le lecteur troublé, lui, ne s’égare pas. Car Charles Burns manie brillamment le temps du récit pour construire peu à peu les péripéties d’une chute. Seul bémol : il faudra peut-être attendre le prochain Noël pour lire l’épisode 2, la Ruche .

Le plus endiablé. Caroline Sury est une dessinatrice enragée, engagée jusqu’au cou dans la survie du Dernier Cri, association marseillaise. Fin de l’aide publique, disparition des contrats aidés, des salariés… Qu’à cela ne tienne : elle se mue en femme Shiva. Avec trois têtes et dix bras, elle édite, transporte, fait les courses, organise des événements, s’occupe de son minot, boucle les fins de mois avec des bouts de ficelle. Mais vient un moment où son corps lâche, se détraque. Publié à l’Association, Cou tordu narre cette course folle et double : maintenir le rythme et assouplir les vertèbres, entre piscine et tai-chi, médecine dure ou douce. Drôle, agressif, le trait de Caroline Sury ausculte sa santé malmenée autant que la cité phocéenne, celle des friches plutôt que de l’Europe. On retrouve ses (auto-)portraits de femmes aux ­visages démesurés, aux corps sexués et troubles. Ceux-là mêmes que Vincent Sardon avait transformés en tampons pour que chacun puisse les démultiplier, à moins de leur préférer d’autres trouvailles rageuses du Tampographe : cachet « Ministère des vieilles qui ont peur des Arabes », coffret « Président de poche », arbres à pendus et à composer soi-même… Idéal pour un sapin sans politiquement correct.

Le plus surréaliste. Il faut couper les cheveux en quatre. Voire en lire l’analyse « phréno-trichologique », comme le fait l’un des personnages de L’homme qui se laissait pousser la barbe . Olivier Schrauwen détourne les typologies physiques chères au XIXe siècle, qu’il applique ici aux capillaires. Sage, rigide, fou, frivole… Chaque étudiant en dessin se voit déterminé par sa coiffure, qu’il se révolte ou se soumette, et ses dessins d’illustrer ce déterminisme. Dans son recueil de nouvelles, Olivier Schrauwen travaille les ambiances rétro sans que ne s’y immisce la nostalgie. Au contraire, il se joue d’imageries inquiétantes bien que d’apparence désuète, qu’elles soient coloniales ou positivistes forcenées. Face à toutes les autorités – celle d’une mère, d’un professeur, de collègues –, la révolte passe par l’absurde, s’épanouit dans le surréalisme, s’amuse aussi de l’artiste tout-puissant. Souvent discret, le texte laisse la part belle à une très grande recherche plastique : les sept nouvelles possèdent leur style graphique propre et souvent inspiré (dans les deux sens du terme), du chromo naïf à la BD psychédélique en passant par l’icône religieuse orthodoxe.

Le plus étonnant. Attention, expérience graphique. Nul avertissement au lecteur n’orne l’ouvrage de Yuichi Yokoyama. Pourtant, le Japonais est suivi à la trace, considéré par beaucoup comme une révélation, de son premier album, Travaux publics , à Nouveaux Corps , son cinquième et dernier, tous parus aux éditions Matière. Expérience graphique, alors ? Rapidement feuilleté, Nouveaux Corps apparaît comme un condensé du langage manga : onomatopées et gestuelles en forment l’alphabet principal. L’impression première ne disparaît pas à la lecture, d’abord déconcertante. Elle s’étoffe, s’enrichit et rassure : il ne s’agit pas d’un seul jeu formel. Yuichi Yokoyama ouvre sur une série de portraits commentés. Homme à la tête d’avion, à la tête de maison, au visage masqué, articulé… Les photos sont soumises à la critique acerbe de deux interlocuteurs tout aussi baroques. S’ensuivent des exercices de gymnastique, des séances d’habillage, l’apparition d’une star, le tout sur un mode automatisé… Nouveaux Corps décortique la fabrique de l’apparence et nous en ­livre un manuel saisissant.

Les plus marteaux. Les Requins Marteaux reprennent du poil de la bête. Sise à Albi, la petite maison d’édition avait connu ses heures de gloire lorsqu’elle était (faussement) entretenue par les huiles Méroll, sponsor officiel de Ferraille Magazine . Alors, publicités aberrantes et bandes dessinées délirantes se taillaient la part du lion. Comme requinqué par le Pinocchio de Winshluss, meilleur album d’Angoulême 2009, l’esprit Marteaux est de retour avec sa sainte trinité : détournement, provocation et sacré coup de crayon. C’est ainsi qu’Hugues Micol nous embarque sur la Planète des vulves , dans la nouvelle collection sobrement intitulée « BD Cul ». Le lieutenant-colonel Vaugirard est envoyé en exploration intergalactique par une France sans femmes. Sa mission : trouver des amazones consentantes, et accessoirement sauver l’espèce humaine.

Dans un autre genre, avec un ­dessin convulsif, Martes Bathori suit des femmes mutantes, ou troncs, pour un périple Trans Espèces apocalypse , tandis que Jean-Louis Costes ( le Prince du cœur ) s’empare des codes de l’album jeunesse, version trash et défonce. Quand les requins ­mar­tèlent, le lecteur rit, ou grince.

Culture
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