Trois générations de victimes

André Bouny consacre un livre accablant aux victimes de la guerre chimique américaine. Jacques Perrin et Éric Deroo, quant à eux, ont construit avec « l’Empire du milieu du Sud » un documentaire pudique.

Jean Kouchner  • 9 décembre 2010 abonné·es

« Cette fille de 24 ans vit allongée sur son lit de planches depuis sa naissance. Paralysée, elle est aveugle, sourde et muette. Elle grogne. À ses côtés vit un petit corps lesté d’une énorme tête. C’est son frère. Il gémit. Ses membres minuscules bougent autour de cette tête démesurée qu’il ne peut ni soulever ni tourner. La mère n’en peut plus. » Le remarquable livre d’André Bouny, Apocalypse Vietnam : Agent Orange [^2] constitue un événement majeur parce qu’il est l’aboutissement d’un travail précis de recherche des effets et des responsables de ce crime perpétré par les autorités américaines pendant la guerre du Vietnam sans qu’à ce jour aucune des poursuites engagées n’ait encore abouti. Près de 300 000 enfants vietnamiens survivent avec des handicaps majeurs, conséquence de l’épandage massif de dioxine par les Américains pendant la guerre du Vietnam.

Trois générations de victimes déjà continuent de transmettre handicaps et malformations, cancers et difformités. La molécule de dioxine est d’une tragique stabilité, et les enfants « monstres » qui naissent aujourd’hui sont les témoins tardifs d’un des plus grands crimes contre l’humanité
– pourtant rarement dénoncé et jamais condamné. Enfants aux ­membres de phoques, enfants sans yeux, enfants « pelés », constamment attachés aux barreaux de leur lit pour les empêcher de gratter le feu qui les dévore, enfants hydrocéphales aux corps d’oiseaux lestés d’une énorme tête, corps d’enfants comportant des membres surnuméraires soudés au ventre, corps sans cerveau ou comportant deux têtes, siamois, on n’en finit pas d’énumérer les difformités issues de ce « crime hideux », tel que Noam Chomsky l’a qualifié.

La guerre chimique américaine commence le 12 janvier 1962 par les premiers épandages d’un produit défoliant destiné à détruire tout couvert végétal pouvant servir à cacher les combattants Vietcong. Ce jour-là, 7 avions UC-123 épandent de front leurs réservoirs de 3 500 litres, couvrant à chaque passage 8 km2 de terrain. Au total, entre 1962 et 1974, l’armée américaine puis l’armée sud-vietnamienne déversent sur ce pays plus de trois fois le tonnage total de toutes les bombes de la Seconde Guerre mondiale. Et pour tenter de mettre un terme à la résistance vietnamienne, qui ne renonce pas, 350 millions de litres d’agents chimiques sont répandus sur la forêt, les rizières, les villages, les fleuves et les cours d’eau. Ces produits, essentiellement fabriqués par Dow Chemical, Monsanto, Hercules Inc., sont des poisons connus qui annihilent progressivement toute forme de vie, et dont les effets retentissent encore aujourd’hui. Il s’agit d’un véritable écocide, qui atteint aussi bien un organisme monocellulaire que les espèces dites supérieures, dont l’être humain. Les dommages sont rapides, mais aussi persistants, et les 4,8 millions de personnes exposées directement aux épandages en sont les victimes immédiates et différées.

Parmi une relative diversité de produits herbicides et défoliants, « l’agent Orange » – du nom de la couleur des fûts qui le contiennent – est de très loin le poison dominant. Il est liposoluble et contient un fort pourcentage de dioxine. Ses victimes : toutes les personnes qui y sont directement exposées ou l’ingèrent par le biais de la chaîne alimentaire, et leurs descendants, qui naissent le plus souvent avec des difformités et des handicaps de toute nature. Un recensement récent dénombre entre 2 et 3 millions de victimes, dont près de 300 000 enfants. Tout l’écosystème est atteint. Les inondations qui recouvrent des terres devenues stériles, la mer de Chine, l’ensemble de la chaîne alimentaire en subissent encore les conséquences, et les tentatives de reforestation engagées sont le plus souvent réduites rapidement à néant.
« André Bouny est un juste » , affirme l’avocat William Bourdon. Il permet aux victimes muettes d’être identifiées. Son œuvre est un plaidoyer implacable pour la défense des victimes et pour la condamnation des responsables. Si la littérature est indispensable pour donner à comprendre, elle l’est aussi pour que l’impunité ne soit pas plus longtemps permise aux auteurs de ces crimes.

« J’envoie mon cerveau à votre ­centre de recherche, pour qu’on trouve ce qui nous fait douter. J’envoie mes yeux à votre Président, pour qu’il les regarde en face… […] Ceux qui ont survécu, à eux de vivre comme il faut, comme il convient à des hommes. Sinon à quoi ça sert la guerre ? À quoi ça sert la paix ? » (Testament d’un Viet) . L’Empire du milieu du Sud , de Jacques Perrin et Éric Deroo, qui vient de sortir sur les écrans, est un assemblage de documents retraçant l’histoire de la longue lutte du Vietnam pour sa souveraineté.

Des textes littéraires, des lettres de soldats, des extraits de discours accompagnent avec bonheur des images formant une fresque historique dont le lien est la volonté d’un peuple millénaire à se libérer. ­L’œuvre est empreinte d’une poésie subjective en lien avec la longue histoire du ­peuple viet « en marche vers le sud » , comme le dit la légende des rois Hung. L’âpreté des combats, les souffrances indicibles sont ici sublimées par des images, des textes et une musique qui en disent long avec poésie et retenue. C’est presque trop pudique. C’est une réussite que la lecture du livre d’André Bouny vient compléter dans un autre registre, pour ne pas oublier les immenses crimes commis au prétendu nom de la liberté, et les blessures qui mettront longtemps, très longtemps, à se cicatriser.

[^2]: Éditions Demi-Lune, « Résistances », juin 2010, 23 euros.

Monde
Temps de lecture : 5 minutes

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