Comment nourrir 9 milliards d’humains
Alors que le prix de plusieurs denrées alimentaires bat à nouveau des records, de plus en plus de chercheurs envisagent une rupture radicale des systèmes agricoles pour éradiquer la faim d’ici à 2050.
dans l’hebdo N° 1135 Acheter ce numéro
Sécheresses, canicules, inondations, précipitations erratiques : les aléas climatiques de 2010, un peu partout sur la planète, affectent lourdement la production de denrées alimentaires depuis des mois. L’année s’engage sous de très mauvais auspices pour la sécurité alimentaire mondiale, au point que le spectre de la crise de 2008 se profile à nouveau (voir encadré) : des circonstances identiques avaient provoqué une forte baisse de la production de blé, de riz et de soja dans des régions clés, et les prix mondiaux avaient brusquement bondi. Un choc démultiplié par l’embargo de plusieurs pays sur leurs exportations alimentaires, et la spéculation sur les marchés financiers sur les stocks, au plus bas.
Et ressurgissent les mêmes condamnations des systèmes agroalimentaires dominants : ultradépendance au pétrole, destruction des sols et des écosystèmes, gaspillage de l’eau, dépendance envers les firmes semencières (notamment avec les OGM), recours massif aux engrais et aux pesticides chimiques, faiblesse des stocks alimentaires, spéculation sur leur cours, etc.
Avec une question de plus en plus lancinante : comment nourrir la planète à l’horizon 2050, quand la population mondiale culminera à 9 milliards d’individus, sur fond d’aggravation du dérèglement climatique ?
C’est l’objet de trois rapports prospectifs d’ampleur annoncés ce mois-ci : Agrimonde , première étude du genre en France, conduite par l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) et le Centre de recherche agronomique pour le développement (Cirad), The State of The Word 2011 (l’État du monde) du Worldwatch Institute, ainsi que The Global Food and Farming Futures du programme Foresight du gouvernement britannique [^2].
Signature commune : tous les trois explorent des pistes rompant résolument avec les pratiques actuelles. Afin de prendre en compte les futurs besoins (une population 30 % plus importante), les impacts du dérèglement climatique sur la production, la nécessaire réduction des émissions de gaz à effet de serre [^3], l’apparition ou le développement de maladies, etc.
En avril 2008, une première « Évaluation internationale des sciences et des technologies agricoles au service du développement » – menée par plus de 400 chercheurs et approuvée par une soixantaine de gouvernements – fait tomber un tabou en concluant que l’agriculture industrielle est une impasse, pour des raisons énergétiques, technologiques, environnementales, économiques et sociales. « Ce modèle n’est en tout cas pas généralisable pour répondre aux défis de 2050 » , convient Hervé Guyomard, directeur scientifique à l’Inra, et qui a copiloté le rapport Agrimonde .
Jusque-là, les exercices de prospective s’attachaient surtout à rassurer sur la capacité des terres arables et des technologies à produire les volumes requis par 9 milliards de bouches. Mais, en général, au prix d’hypothèses étroites consistant à prolonger les tendances actuelles. Exemple classique, longtemps constaté dans les rapports de la FAO : avec l’accroissement de leur niveau de vie, les pays émergents verraient augmenter leur consommation de produit animaux, à l’image des pays industrialisés ; il faudrait donc mettre plus de terres en culture, intensifier l’élevage, démultiplier la productivité.
Il est désormais largement admis que le problème de la faim dans le monde n’est pas une question de potentiel productif, mais d’abord d’incapacité des plus démunis à acheter des aliments. Agrimonde s’est donc saisi, pour trajectoire de référence, d’un scénario, dénommé Agrimonde GO, débouchant sur une forte progression des revenus et des progrès planétaires en matière d’équité. Appliqué à la production agricole, ce scénario très libéral atteint l’objectif 2050. Mais au prix d’un recours massif à la technologie et sans anticipation des exigences écologiques. « Il se situe dans la lignée de la quête de l’augmentation de la productivité poursuivie depuis les années 1960, et suppose, par exemple, qu’on ne réagira aux changements climatiques qu’a posteriori » , commente Bruno Dorin, chercheur au Cirad et l’un des rapporteurs d’Agrimonde.
En contrepoint, les chercheurs ont développé un scénario Agrimonde 1 (AG1) beaucoup plus original : il parvient lui aussi à l’objectif 2050, mais en prenant en compte les exigences environnementales (faibles émissions de CO2, préservation des forêts, peu d’intrants chimiques, etc.) et – plus audacieux – des hypothèses sur le mode de consommation des populations. Dans toutes les régions du monde, les habitants disposent de 3 000 kilocalories quotidiennes (kcal/j) de nourriture par personne, dont 500 d’origine animale (viande, poisson, lait, œufs, etc.) [^4]. Soit un accroissement pour les plus pauvres, comme en Afrique subsaharienne, où ils ne disposent que de 2 500 kcal/j dont 150 d’origine animale. En revanche, pour les pays industrialisés, c’est une baisse : le niveau actuel est de 4 000 kcal/j, dont 1 200 d’origine animale, « produits dont nous sommes surconsommateurs, avec des conséquences environnementales et sanitaires – obésité, maladies cardiovasculaires, etc., explique Bruno Dorin pour justifier ces hypothèses. Bien sûr, ces orientations ne sauraient découler que d’une conscientisation politique des populations concernées. »
Les systèmes agricoles du Nord en seraient profondément affectés : aujourd’hui, les deux tiers des productions agricoles (en kcal) sont destinés à l’alimentation animale ou à l’industrie (lubrifiants, agrocarburants, etc.). Le scénario AG1 suppose aussi que les pertes en produits agricoles – qui peuvent y atteindre 30 % de la production – seraient réduites par une meilleure gestion.
La prise en compte de l’équilibre alimentaire, jusque-là négligé, aurait aussi des conséquences fortes dans le Sud : en Inde, par exemple, la « révolution verte » des années 1960 a privilégié les céréales et les sucres, au détriment des légumineuses, des légumes et des fruits, accentuant la malnutrition des plus démunis, qui n’ont plus les moyens de les acheter. AG1 privilégie donc la diversité des productions, dans des systèmes écologiquement durables et intensifs, tels que les cultures associées ou l’agroforesterie [^5], dont on constate sous toutes les latitudes que leur productivité à l’hectare parvient à dépasser celle de l’agro-industrie sur le long terme. « Il faudra envisager d’orienter la recherche sur de tels systèmes, très diversifiés, avec une coopération internationale accrue, commente Hervé Guyomard. Ce qui induira des voies nouvelles pour nos organismes, jusque-là centrés sur des modèles agronomiques plus simples et plus “universels”. »
L’une des conclusions les plus inattendues de l’exercice Agrimonde : même dans le cas AG1, l’autosuffisance ne serait pas atteinte pour certaines régions d’Asie et d’Afrique, nécessitant de maintenir un commerce international pour assurer l’équilibre alimentaire. « Des échanges qu’il faudra impérativement sécuriser, pour éviter la volatilité des prix, la spéculation sur les stocks, etc., ce qui suppose de développer une importante réflexion sur la gouvernance mondiale de ce secteur » , expose Hervé Guyomard. C’est déjà d’une actualité brûlante, comme l’a montré la crise de 2008.
[^2]: Rendus publics le 12 janvier (voir http://www.inra.fr ou http://www.cirad.fr, et http://www.worldwatch.org ), puis le 25 janvier (voir http://www.bis.gov.uk/foresight ).
[^3]: Dont l’agriculture et surtout l’élevage sont responsables à près de 20 %.
[^4]: Préconisation de la FAO pour une alimentation correcte.
[^5]: Association de plantes alimentaires, d’élevage et d’arbres.