Internet fragilise la censure de Ben Ali
dans l’hebdo N° 1135 Acheter ce numéro
« Vous n’avez rien à faire au Kef, il n’y a rien d’intéressant à voir là-bas. Ce n’est pas une ville touristique ! » , mettent brutalement en garde des policiers en civil à Kairouan, à quelques kilomètres de Sidi Bouzid. Dans tout le pays, le gouvernement du président Zine El Abidine Ben Ali a déployé un dispositif de surveillance policier hors-norme et tente de garder le contrôle de l’information, en bloquant notamment l’accès à une longue liste de villes dans lesquelles se tiennent des manifestations massives : le Kef, Kasserine, Gafsa, Talah…
En décembre, seuls les médias proches du régime ont été autorisés à se rendre à Sidi Bouzid. De plus, l’agence de communication extérieure n’a concédé une autorisation qu’à une poignée de journalistes étrangers, bien entendu surveillés de près tout au long de leurs séjours [^2]. Pour les autres, se risquer à un reportage sur le terrain aboutit inévitablement à une arrestation par la police politique, suivie d’une ferme invitation à quitter le territoire dans les plus brefs délais. Malgré ces mesures, l’administration tunisienne ne parviendra pas à cacher la précarité, voire la misère, qui semble chronique dans de nombreuses régions de l’ouest du pays et dans les quartiers populaires de la périphérie de Tunis. Ce contexte d’injustice sociale explique sans équivoque comment le suicide tragique du jeune Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid, le 17 décembre, a pu donner naissance à une contestation historique qui fait aujourd’hui trembler le gouvernement.
« Depuis un an, il y a une vraie prise de conscience dans la population, les langues se délient ; entre eux, les Tunisiens brisent le silence et osent critiquer le gouvernement. Sidi Bouzid a juste été l’étincelle » , confie Myriam, étudiante en agronomie à Tunis. Par ailleurs, le mouvement repose sur deux pierres angulaires : un réseau solide de syndicalistes, d’enseignants et de défenseurs des droits de l’homme à travers tout le pays, et les nouveaux tissus sociaux d’Internet. La censure sous diverses formes est devenue systématique depuis l’avènement de Ben Ali, sans épargner le web. La semaine dernière, la police a multiplié les arrestations d’internautes, dont le célèbre blogueur Slim Amamou.
Cependant, en Tunisie, la toile donne actuellement lieu à une véritable bataille électronique dans laquelle les « Ammar », les censeurs du ministère de l’Intérieur, sont en passe de vivre un échec cuisant. Car les militants renouvellent en permanence leurs proxys, ces programmes évitant tout repérage géographique d’une adresse IP ou donnant accès au Net sans censure.
« Facebook relaie en continu le déroulement des manifestations. Twitter, les blogs et le numérique ont transformé les Tunisiens en reporters de terrain, dont les images sont diffusées dans le monde entier » , explique Sofiene, un jeune journaliste qui envoie chaque jour à son réseau des articles de presse française censurés en Tunisie. « Nous sommes très bien organisés car nous avons appris à déjouer ce néobolchevisme » , ironise Abderamanne, un militant de Monastir. Qu’ils soient avocats ou syndicalistes, la plupart des militants cryptent désormais leurs e-mails.
[^2]: Des grands médias français comme le Monde n’ont pas obtenu cette autorisation.