Le cygne qui est en vous

Anne Coppel  • 20 janvier 2011 abonné·es

Vous êtes moche, pas forcément difforme, juste un physique ingrat, le teint terne, le corps avachi, le genre qu’on croise
et qu’on ne regarde pas. Et en plus, vous ne croyez pas au père Noël.
Vous avez tort. Non seulement il existe, mais il peut exaucer le plus irréaliste
des vœux : vous transformer en créature de rêve. Pour le moment, il se consacre essentiellement aux femmes, et vous,
les hommes, pouvez encore vous moquer quelque temps, mais n’espérez pas échapper entièrement à une normalisation esthétique de plus en plus impérieuse. Les beautiful people ne sont plus une race à part, comme le croyait Scott Fitzgerald dans les années 1930. Les normes esthétiques qu’Hollywood avait imposées à ses stars n’ont cessé d’élargir leur public. Les hautes sphères du pouvoir y sont désormais soumises en France même, comme le montrent les photos avant/après des femmes et hommes politiques qui illustrent le n° 1132-1133 de Politis . Mais la démocratie ne cesse de gagner de nouveaux territoires. Si vous en doutez, regardez le concours
de « Miss Swan » [^2] et voyez vous-mêmes la transmutation magique de seize Madame-tout-le-monde en princesses des temps modernes.

Hier, l’injustice corporelle ne pouvait
se réparer. La fée de Cendrillon avait pu lui offrir carrosse et cocher, robe de bal et pantoufle de vair, mais elle n’avait fait que révéler une beauté naturelle invisible sous les haillons. Devenue styliste en « relooking express » chez M6, la fée s’efforce de nous convaincre
que nous sommes toutes « belles comme le jour », si toutefois nous apprenons
à tirer le meilleur parti de nous-mêmes, avec blush et brushing, et fringues
à la dernière mode. Voilà qui semble cohérent avec cet autre impératif auquel nous sommes soumis : « Be what you are » , être soi-même, s’assumer sans complexes. Mais vous restez avec votre front fuyant, votre dentition irrégulière, vos poches sous les yeux, sans compter le sein tombant, les bourrelets sur les cuisses et le cul bas. Le père Noël, lui, s’est fait chirurgien. Avec un équipage de dentistes, coiffeurs, stylistes, coach sportif et soutien psychologique, il peut entièrement sculpter visage et corps.
Le concours de « Miss Swan » en fait
la démonstration dans une émission
de télé-réalité qui, en trois mois
et une dizaine d’épisodes, nous fait assister à la métamorphose d’Amy
la serveuse, de Dora la femme au foyer, de Délisa la réserviste de l’armée,
ou de Cristina l’employée de bureau.

Rien ne nous est épargné : chacune
de ces femmes est mise à nue devant nous, ses souffrances nous sont exposées, et le diagnostic aboutit
à un programme personnalisé, répété
à chaque épisode : lifting frontal, rhinoplastie, traitement au laser CO2, augmentation mammaire, lipectomie. Selon le principe des émissions
de télé-réalité, une caméra capte toutes les émotions de chacune des candidates, nous partageons leurs craintes et leurs espoirs, nous les suivons sur la table d’opération, les voyons apparaître
la tête bandée, tandis que déjà elles sont attelées aux appareils de musculation selon le programme que leur entraîneur sportif leur a concocté. Un coach constamment à leurs côtés les soutient dans cette épreuve à la fois physique
et psychologique, puisque ces femmes, nous dit-on, doivent retrouver
la confiance en elles-mêmes qui leur fait défaut. Coupées de leur famille pendant ces trois mois, elles sont aussi interdites de miroir jusqu’à l’aboutissement
du programme. Quand enfin
la métamorphose est achevée,
elles apparaissent en robe longue, décolleté échancré sur poitrine pulpeuse, le sourire éclatant, la chevelure flamboyante retombant en boucles sur les épaules. Elles-mêmes se découvrent devant la famille éblouie : « Oh, my God ! » , gémissent-elles l’une après l’autre. Tandis que les larmes
de bonheur jaillissent, les photos avant/après rappellent opportunément au spectateur qui était au départ l’individu singulier dont l’histoire avait été mise en scène. À l’arrivée, comme pour les poupées Barbie, on ne peut plus les distinguer que par la couleur
de leur chevelure – un critère,
à l’évidence, peu distinctif.

Le glamour succède au trash pour engendrer un être nouveau, sur modèle standard. Ces poupées Barbie sont-elles encore humaines ? La cruauté
de la télé-réalité ne laisse pas de doute : ces femmes sont bien nos semblables, leurs souffrances sont les nôtres,
ou pourraient l’être, s’efforce-t-on
de nous montrer. La stratégie marketing est agressive : au contraire des émissions de téléachat où l’on sait quel est
le produit en vente et quel est son prix, ce qui se vend ici, c’est plus encore
que le corps humain en pièces détachées, la poitrine avantageuse, l’ovale
du visage et les lèvres pulpeuses d’Angelina Jolie, de Paris Hilton
ou de Britney Spears. C’est une image rêvée de nous-mêmes, dans la société imaginaire que fabriquent les studios d’Hollywood. Et pourtant ce n’est pas de la science-fiction. Ces cyborgs, hybrides de machine et de vivant,
sont parmi nous. Un monde atterrant ? C’est le nôtre !

[^2]: Émission diffusée sur W9, une filiale de M6. « Swan » signifie « cygne » en anglais.

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