Les forêts menacées par la carbonisation
Alors que s’ouvre l’Année internationale des forêts, leur rôle dans le stockage du carbone est mis en avant, au détriment de leurs richesses et de l’intérêt des centaines de millions de personnes qui en vivent.
Une analyse et un reportage photo autour de l’açai, du latex, du guarana et des noix de babaçu…
dans l’hebdo N° 1136 Acheter ce numéro
Chaque année, les forêts du monde perdent 13 millions d’hectares. Cause principale : le déboisement des couverts tropicaux pour l’agriculture, industrielle ou de subsistance. Si le rythme s’est un peu ralenti dans les années 2000, c’est l’équivalent d’un quart de l’Hexagone qui est abattu chaque année au Brésil, en Indonésie, au Mexique, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, etc.
L’alarme lancée par les militants a mis trois décennies pour percer l’indifférence des gouvernements. Aujourd’hui, le sort des forêts est devenu un sujet d’intérêt planétaire. Et les Nations unies ont baptisé 2011 « Année internationale des forêts ».
La défense des forêts s’est appuyée sur des opérations de boycott jusqu’à la fin des années 1980. Dans les années 2000, leur sort ne sera qu’en partie et indirectement débattu par la communauté internationale, par le biais de la Convention sur la biodiversité lancée au sommet de la Terre de Rio en 1992, au titre des richesses qu’elles recèlent : 80 % des espèces terrestres vivent dans les forêts.
Girlene (ci-dessous) parcourt plusieurs kilomètres à pied
pour aller ramasser des noix de babaçu, qu’elle rapporte chez elle avec une mule
Tout s’accélère en 2005 : le Brésil, pays majeur dans le débat – il détient 70 % de la forêt amazonienne, le plus vaste massif tropical au monde –, remise sa susceptibilité souverainiste et accepte que la déforestation soit prise en compte dans la lutte contre le dérèglement climatique. Un revirement de taille : la perte de couvert boisé contribue pour près de 18 % aux émissions de gaz à effet de serre planétaires. « Tout s’emballe d’un coup , témoigne Sylvain Angerand, chargé du dossier aux Amis de la Terre. Les experts en forêts se sont rapidement investis dans les négociations sur le climat. Un regain d’espoir, mais au prix d’un déséquilibre dans l’approche. » Jérôme Frignet, chargé de mission forêts à Greenpeace, renchérit : « Aujourd’hui, les avancées sur leur protection sont prioritairement déterminées par le potentiel qu’elles représentent dans le stockage du carbone. »
La totalité des arbres sur pied séquestre l’équivalent de près de 25 années d’émission de CO2 par les activités humaines : c’est la préservation de ce capital qui a inspiré, à partir de 2005, la réflexion sur la création du mécanisme dit « Redd », consistant à rétribuer les pays tropicaux pour leurs efforts de réduction de la déforestation [^2]. « Au départ, le principe a été assez bien accueilli par les défenseurs des populations autochtones, de la nature et du climat, les trois principales communautés d’intérêts actives sur les forêts, rappelle Alain Karsenty, économiste au Centre de recherche agronomique pour le développement (Cirad). Mais les bénéfices potentiels de Redd ont attisé les convoitises et généré des concessions, provoquant une rupture de ce consensus. » Principale pomme de discorde : l’inclusion au bénéfice de Redd des plantations industrielles (peupliers, palmiers à huile, etc.), arrachée notamment par la Chine. Biodiversité nulle, source de déplacement des populations : elles signent la primauté accordée à la fonction « puits de carbone » des arbres. Et, paradoxe choquant, le revirement vaut encouragement à la déforestation des forêts primaires (les plus intactes, 36 % des couverts tropicaux) : une plantation d’eucalyptus stocke plus de carbone et plus rapidement qu’une forêt naturelle. Certes, ce « service » ne représenterait que 20 % de la valeur potentielle de la biodiversité d’une forêt [^3], mais l’argent promis par Redd semble bien plus facilement accessible aux États et aux acteurs économiques.
Les quebradeiras doivent concilier leurs rôles de mères, d’épouses et de travailleuses rurales.
Redd est aussi devenue une tentation plus qu’ambiguë pour les communautés locales. Plus de 300 millions de personnes vivent dans les forêts, et au total 1,6 milliard d’habitants en dépendent pour leur subsistance. Elles tentent bien de s’imposer pour faire valoir leurs droits à bénéficier de la manne de Redd, mais elles risquent surtout d’être les dupes de l’enjeu climatique, écartées à moindres frais de leurs lieux de vie dans le but de préserver le « pactole carbone » des forêts.
L’expérience montre pourtant que la conservation des forêts est beaucoup plus efficace et durable si les pouvoirs publics y intéressent les populations locales. Ainsi, l’ambition de créer d’incertains sanctuaires forestiers semble perdre du terrain même chez les ONG de conservation états-uniennes les plus convaincues, au profit d’une cogestion avec les habitants, compromis permettant de préserver l’écosystème forestier tout en y maintenant des activités respectueuses et durables, et en priorité celles dont dépend la survie des habitants.
[^2]: Voir Politis n° 1131 pour les avancées enregistrées sur le sujet par la conférence sur le climat de Cancún en décembre dernier.
[^3]: Selon le rapport international conduit par l’économiste indien Pavan Sukhdev, et achevé en octobre dernier