Moncef Marzouki : « J’ai ressenti une immense fierté pour mon peuple »
Opposant historique au régime Ben Ali, en exil en France depuis 2001, Moncef Marzouki nous annonce son intention de se présenter aux prochaines élections.
dans l’hebdo N° 1136 Acheter ce numéro
Politis : Qu’avez-vous ressenti lorsque vous avez appris la fuite de Ben Ali ?
Moncef Marzouki : J’ai combattu Ben Ali pendant vingt-trois ans. Je disais que ce n’était pas un chef d’État mais un chef de gang, que son régime n’était qu’un régime mafieux, et on m’a souvent accusé d’abus de langage. On voit aujourd’hui que je ne me trompais pas : Ben Ali n’est qu’un criminel de droit commun dont le dernier des crimes est d’avoir lancé ses sbires pour mettre le pays à feu et à sang, dans l’espoir qu’on le rappelle au nom de la prétendue stabilité qu’il avait instaurée. En fait, cette stabilité n’était que le règne du crime, de la corruption, du mensonge et de la répression, qui a littéralement perverti les institutions. J’appelle d’ailleurs tous les pays à extrader ce criminel où qu’il se trouve pour le juger, notamment pour les 90 morts de ces derniers jours, et faire rapatrier les fortunes volées au pays par lui et sa famille.
Au-delà de ce triste constat, j’ai ressenti une immense fierté pour mon peuple, qui a fait cette révolution. Ce peuple s’est en quelque sorte constitué en nation et cela a été pour moi ici un magnifique spectacle. Le dernier soir, Ben Ali a supplié les Tunisiens de le garder jusqu’en 2014, en leur promettant tout et n’importe quoi. Alors qu’avant il était toujours plein de morgue, de suffisance et de mépris, il est apparu à la télévision comme un pauvre type aux abois, qui m’a même fait pitié. Jamais je n’aurais pensé avoir pitié de ce sinistre personnage ! Il s’est en quelque sorte révélé ce soir-là.
Avez-vous l’intention d’être candidat aux prochaines élections ?
Oui. Si on me le permet. Car si l’appareil répressif de la dictature a été presque éliminé, l’appareil politique de celle-ci est toujours en place. L’armée est en train d’en terminer avec les forces de répression encore fidèles à Ben Ali, mais il faut maintenant continuer le combat contre ce prétendu gouvernement « d’union nationale », contre le parti de Ben Ali, le RCD, contre la constitution du régime dictatorial. Sinon, nous resterons dans un simulacre de démocratie. Un peu comme si, après la chute du mur de Berlin, c’était le parti communiste d’Allemagne de l’Est qui avait conduit un nouveau gouvernement dit d’union nationale. Cependant, les Tunisiens ne sont pas dupes et ne veulent plus de ces hommes qui ont fait toute leur carrière sous Ben Ali.
Quelles sont aujourd’hui les forces d’opposition ?
Pour moi, c’est seulement le peuple. Et la jeunesse en premier lieu. Les jeunes sont farouchement opposés à ce pseudo-gouvernement. C’est pourquoi je suis optimiste sur la volonté et la capacité du peuple à poursuivre le combat jusqu’à l’éradication du personnel issu de la dictature. Le peuple a montré une grande responsabilité et sa détermination pendant ces dernières semaines, qui ont abouti à chasser Ben Ali du pouvoir. Je suis convaincu qu’il va terminer le travail pour en finir avec l’appareil politique de la dictature. Et l’armée, en ce moment même, est en train d’éliminer les derniers soubresauts de la dictature. En tentant de plonger le pays dans le chaos, Ben Ali espérait qu’on allait le regretter. Mais le peuple s’est organisé pour s’opposer aux pillages et aux violences des milices. J’ai confiance dans ce peuple qui a montré sa volonté de changement et surtout sa dignité.
Après dix années d’exil, n’êtes-vous pas isolé, vis-à-vis notamment de la jeunesse ?
Paradoxalement, j’ai été bien plus en contact avec mon pays, avec les Tunisiens, depuis que je suis à Paris que pendant les années où j’étais emprisonné puis placé en résidence surveillée, durant lesquelles je n’avais pas Internet, pas de téléphone. Personne ne pouvait entrer chez moi. Je ne pouvais avoir de relations avec quiconque. En exil, j’interviens sans cesse sur des sites Internet, les réseaux sociaux, des blogs. Je suis très connu en Tunisie. Je pense incarner un véritable changement et c’est pourquoi je m’apprête à rentrer à Tunis. Il faut redonner au peuple ses droits. Pour cela, il faut changer la Constitution, et tout le monde doit pouvoir se présenter à des élections libres et démocratiques.
On craint en France une poussée des islamistes. Auront-ils une influence ?
En Occident, les islamistes sont assimilés à ce qui jadis était le spectre du communisme. Mais il faudrait se souvenir que celui-ci allait de Berlinguer jusqu’à Pol Pot. Ce n’était quand même pas la même chose ! Il faut cesser de considérer les islamistes comme un bloc. Et comprendre, par exemple, qu’ils vont de Recep Erdogan [actuel Premier ministre de Turquie, islamiste modéré, ndlr] aux talibans. Il faut que les Français saisissent la complexité de ce mouvement. Celui-ci, en Tunisie, est de tendance centre-droit et ressemble beaucoup à l’AKP turc, le parti d’Erdogan. J’ai toujours considéré qu’on pouvait travailler avec eux. Le clivage se situe entre ceux qui acceptent le jeu démocratique et les autres. Si le peuple, lors d’élections libres, donne le pouvoir aux islamistes tunisiens, les Occidentaux devront l’accepter. C’est cela, la démocratie ! En Algérie et en Tunisie, certains laïques se sont fourvoyés avec les pouvoirs dictatoriaux en trahissant l’idéal démocratique pour réprimer les islamistes en place. On a vu le résultat…
Vous allez rentrer en Tunisie. À quel accueil vous attendez-vous ?
Je serai certainement très bien accueilli par le peuple, et très mal par le pouvoir. On va me mettre des bâtons dans les roues, mais je m’y attends et m’y suis préparé. C’est de bonne guerre, pourrait-on dire. Mais l’important est qu’on parvienne à des élections libres, et surtout à mettre en place de nouvelles institutions. Démocratiques.