Péan, politiquement incorrect
Avec « Carnages »,
le journaliste révèle une part de vérités cachées
dans les guerres secrètes
que livrent les grandes puissances en Afrique.
dans l’hebdo N° 1136 Acheter ce numéro
Si la formule n’était pas galvaudée, on dirait que Pierre Péan a écrit un « livre courageux ». Mais ces mots servant le plus souvent à « vendre » les ouvrages les plus convenus et situés du côté du manche, on hésitera à les reprendre pour qualifier cette somme que Péan consacre à l’Afrique. Pourtant, il s’attaque courageusement à un sujet délicat : la politique israélienne en Afrique. Le journaliste réfute l’idée, pourtant bien établie, selon laquelle l’État hébreu serait exclusivement un acteur régional, au sens où il n’interviendrait pas dans d’autres zones que ce Proche-Orient incandescent. Or, Péan montre que les pionniers d’Israël ont d’emblée positionné le jeune État naissant comme « un acteur néocolonial » . Toutefois, ce n’est pas l’esprit de conquête qui guide en premier lieu Israël, contrairement aux grandes puissances européennes et aux États-Unis, mais son sempiternel souci sécuritaire. C’est la peur que suscite à Tel-Aviv l’Égypte de Nasser d’abord. L’État hébreu se cherche des alliés en périphérie du monde arabe. C’est la Turquie, l’Iran du shah, mais aussi l’Éthiopie et l’Ouganda. Dans les années 1950, Israël agit dans le giron de la France. Au-delà d’une relation quasi fusionnelle avec notre IVe République et la SFIO, les ennemis sont les mêmes. Péan cite le cas d’agents du Mossad qui interviennent en Algérie pour démanteler le FLN. Il évoque le « plan » Ben Gourion pour mettre un terme à la guerre d’Algérie : un plan de « partage » du territoire entre colons et autochtones, qui rappelle évidemment quelque chose.
La haine partagée de l’Égypte de Nasser conduira, comme on sait, au fiasco de l’offensive franco-anglo-israélienne sur Suez, en octobre 1956. Mais l’Égypte ne laissant jamais d’inquiéter, Israël aura très vite un œil sur le grand voisin du sud, le Soudan. L’influence israélienne, et celle du lobby juif américain dans l’organisation « Save the Darfour », à laquelle Péan consacre un chapitre qui prend la presse à rebrousse-poil, ne date donc pas d’hier. Dès les années 1960, et bien avant BHL, les rebelles sud-soudanais, « noirs, pauvres, et pour la plupart chrétiens » , reçoivent l’aide d’Israël dans leur rébellion contre les Soudanais du Nord, « arabes et musulmans » . Ainsi, par cercles concentriques, l’influence de l’État hébreu va bientôt s’étendre au Congo, en Centrafrique et au Tchad, et bientôt au Ghana. Tel-Aviv poursuit jusque-là une logique géographique qui peut se comprendre pour un pays qui se vit dans une perpétuelle menace existentielle. Mais il y a plus grave : c’est le rapprochement avec l’Afrique du Sud de l’apartheid. Cela correspond en partie à la prise de distance de la France après le retour de De Gaulle. Mais l’intérêt est plus que stratégique. Péan rappelle que la communauté juive sud-africaine fut un bailleur de fonds important du mouvement sioniste. Surtout, il y a ce que Péan appelle « la conscience de la similitude de leur destin. Israël, face à l’hostilité arabe ; l’Afrique du Sud, face à celle des Noirs » .
Cela conduit à des débordements quasi affectifs qui en disent long sur la conception des dirigeants israéliens. Et peu importe que John Vorster, le Premier ministre sud-africain, ait passé vingt mois en prison pour ses activités pro-nazies, c’est à lui qu’Yitzhak Rabin, en avril 1976, adresse ces mots stupéfiants : « Nous suivons avec sympathie les efforts historiques que vous menez pour achever la détente sur votre continent, pour construire des ponts et assurer ainsi un meilleur avenir, pour créer une coexistence qui garantira une atmosphère de prospérité, de coopération, entre tous les peuples africains. » Ces débordements d’admiration augurant d’une étroite collaboration militaire. Toutes choses qui ne nous sont pas inconnues mais auxquelles Péan apporte à foison des preuves édifiantes.
Mais l’activisme israélien en Afrique s’inscrit évidemment dans une fresque plus vaste : la concurrence des grandes puissances à l’ère néocoloniale. Délaissé par la France, Israël renforce bientôt le camp anglo-saxon. C’est selon cette logique que l’on retrouve conseillers israéliens et désinformateurs en tout genre (et même la Metulla News Agency !) au côté de Paul Kagamé dans la tragédie rwandaise. Péan poursuit ici une bataille idéologique. Les faits lui ont en grande partie donné raison : le leader du Front patriotique rwandais n’a jamais été le justicier tutsi que certains voyaient en lui. Péan, qui est ici très clair sur la reconnaissance du génocide tutsi, dénonce les crimes de Kagamé au Kivu et au Rwanda même, dont celui-ci est le chef d’État depuis 1994. Il cite les chiffres de l’International Rescue Committee, qui parle de 5,4 millions de morts en République du Congo entre 1998 et 2007. Il dénonce ses entraves à la justice internationale, qui s’arrête toujours là ou commencent les massacres commis par « Kagamé-la victime ». Il rejoint ici l’ouvrage d’André Guichaoua Rwanda, de la guerre au génocide [^2].
Mais – car il y a quelques « mais » d’importance dans le livre de Péan –, à la différence de Guichaoua, il donne toujours l’impression d’escamoter les responsabilités de la France. Et quand il s’en prend aux auteurs et associations qui dénoncent la « Françafrique », il jette le bébé avec l’eau du bain. Que ces derniers aient beaucoup trop « investi » idéologiquement dans le personnage de Kagamé, c’est aujourd’hui démontré. De là à transformer ces associations en « faux nez dissimulant les menées de divers intérêts, surtout anglo-saxons » , il y a une marge. La « Françafrique » existe et son occultation rend l’ouvrage de Péan hémiplégique. On est beaucoup plus mal à l’aise encore lorsque l’auteur prend la défense de feu Omar Bongo, ou du Congolais Denis Sassou Nguesso, et transforme l’affaire des « biens (immobiliers) mal acquis » par ces dirigeants sur le sol français en opération de désinformation menée par l’avocat français William Bourdon. Tel qu’il est, le livre de Péan mérite d’être lu, parce qu’il y dit des choses fortes, presque toujours occultées ailleurs. Mais il n’échappe pas au syndrome de Fachoda [^3], si tenace décidément.
[^2]: La Découverte, 2010, voir Politis du 11 février 2010.
[^3]: L’épisode de la reddition française de Fachoda, en 1898 au Soudan, a longtemps marqué une grille de lecture qui consiste à tout expliquer, en Afrique, par la rivalité franco-britannique.