Tiken Jah Fakoly : « Il faut tout faire pour que Gbagbo parte »

Vincent Leu  • 27 janvier 2011
Partager :

Politis : Pourquoi aviez-vous quitté la Côte d’Ivoire en 2002 ?

Tiken Jah Fakoly : Pour des raisons de sécurité. J’avais déjà dénoncé l’élection calamiteuse de Laurent Gbagbo, j’étais dans le collimateur des escadrons de la mort. Mais j’y suis retourné en 2007 et j’ai organisé un concert pour la réconciliation, c’était une façon d’apporter mon soutien à la paix. Depuis, j’ai continué de m’y rendre jusqu’à ce que le processus électoral se termine de cette manière malheureuse.

Quel regard portez-vous sur dix ans de Gbagbo au pouvoir ?

Le bilan est entièrement négatif. Aujourd’hui, Gbagbo et ses amis se disent patriotes, mais ce sont ces mêmes patriotes qui ont accepté que l’on jette des déchets toxiques sur leur peuple, qui ont fait des morts et des malades [^2]. En dix ans, ce pouvoir a réduit la jeunesse ivoirienne à la mendicité. C’est ce que je dis dans le morceau « Vieux Père » sur mon nouvel album [^3]. Quand vous débarquez à l’aéroport d’Abidjan, tout le monde vous demande de l’argent, même les policiers, qui sont censés représenter l’image du pays. Et puis il n’y a rien de concret aujourd’hui en Côte-d’Ivoire sur les développements que Laurent Gbagbo dit avoir entrepris. Il y a peut-être une autoroute, mais qui n’est pas encore ouverte. En dix ans, ce n’est pas assez : certains font vingt autoroutes dans le même laps de temps ! La Côte d’Ivoire est un pays très riche. Si l’on mettait un homme sérieux et pas corrompu à sa tête, on pourrait aller très loin.

La star que vous êtes en Afrique et ailleurs a dû subir des pressions pour s’engager dans un camp ou dans l’autre…

Entre les deux tours, Alpha Blondy, pour qui j’ai beaucoup de respect car c’est un homme de convictions, a soutenu ouvertement Gbagbo en donnant un concert. Celui-ci est même monté sur scène et a joué du clavier sur un morceau. Moi, j’ai été approché par l’opposition pour donner un spectacle au même moment, on m’a proposé une grosse somme d’argent, mais j’ai refusé parce qu’il n’est pas question pour moi d’influencer qui que ce soit. Ma responsabilité est ­tellement grande que je ne pouvais pas accepter. Ce n’est que quelque temps après les résultats que j’ai pris position : j’ai choisi la démocratie, et non pas Alassane Ouattara. S’il déconne, je serai le premier à sortir des albums pour lui dire ce que je pense.

Vous soutenez le processus démocratique mais pas Alassane Ouattara particulièrement, pourquoi ?

Ouattara a été élu sur la foi de son programme, et les Ivoiriens l’ont choisi, c’est tout. Une semaine après son installation au palais présidentiel, je ferai une conférence de presse où je lui dirai qu’il ne faut pas qu’il coupe le contact avec le peuple, et qu’il doit appliquer son programme pour changer les conditions de vie des Ivoiriens. C’est la condition s’il veut être réélu en 2015, sinon on lui dira de dégager, par les urnes bien entendu. Il ne faut pas se leurrer : dès qu’il sera installé, il sera entouré par tout un tas de vautours. Je n’ai aucunement envie de soutenir Alassane Ouattara ou qui que ce soit d’autre.

Plus les jours passent, plus la situation ivoirienne semble bloquée, que préconisez-vous ?

Il faut tout faire pour que Gbagbo parte. On souhaite que la solution soit pacifique, mais je crois hélas que tout a été utilisé. Je souhaite vivement qu’il parte, ne serait-ce que par amour pour la Côte d’Ivoire. Nous avons un combat à mener contre l’Occident. Je suis l’un des seuls artistes qui se soient longtemps battus pour lutter contre l’ingérence des Occidentaux dans les affaires africaines, contre la Françafrique, et je souhaite continuer dans l’honnêteté et la franchise. Si la démocratie était déjà installée, ensemble nous aurions commencé ce combat, mais plus nous sommes divisés, plus cela arrange l’Occident.

Se cache-t-il une ambition politique derrière l’artiste que vous êtes ?

Non, pas du tout. Ça ne m’intéresse pas d’être ministre. Je préfère conserver mon impartialité, qui fait que beaucoup d’Ivoiriens et d’Africains ont du respect pour ma modeste personne. La lutte n’est pas terminée. Si tout le monde se range du côté, d’Alassane Ouattara, c’est fini. Le peuple a voté, il doit être récompensé. Notre jeune démocratie doit poursuivre son parcours.

La Tunisie peut-elle inspirer tout le continent africain ?

Elle a donné beaucoup d’espoir aux pays du tiers monde. La Tunisie a fait ce que je réclame pour l’Afrique noire. Pour le moment, la majorité des Africains ne sont pas alphabétisés, ce qui n’est pas le cas en Tunisie, où l’éducation a toujours été une priorité pour le gouvernement. À partir du moment où les gens comprennent qu’ils ont les mêmes problèmes, ils trouvent ensemble la solution. L’exemple tunisien est mon rêve pour l’Afrique. En Côte d’Ivoire, les jeunes qui soutiennent Gbagbo et ceux qui soutiennent Ouattara ont exactement les mêmes problèmes : pas de boulot, pas de bonnes écoles, ils sont interdits de venir en Europe. Pourquoi ne se mettent-ils pas ensemble pour les résoudre ?

[^2]: En août 2006, le navire Probo-Koala, affrété par Trafigura, avait déversé des déchets toxiques dans le port d’Abidjan.

[^3]: African Revolution, Barclay/Universal Music.

Monde
Temps de lecture : 5 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don

Pour aller plus loin…

« Pour Trump, les États-Unis sont souverains car puissants et non du fait du droit international »
Vidéo 17 janvier 2025

« Pour Trump, les États-Unis sont souverains car puissants et non du fait du droit international »

Alors que Donald Trump deviendra le 47e président des Etats-Unis le 20 janvier, Bertrand Badie, politiste spécialiste des relations internationales, est l’invité de « La Midinale » pour nous parler des ruptures et des continuités inquiétantes que cela pourrait impliquer pour le monde.
Par Pablo Pillaud-Vivien
Avec Donald Trump, les perspectives enterrées d’un État social
Récit 17 janvier 2025 abonné·es

Avec Donald Trump, les perspectives enterrées d’un État social

Donald Trump a promis de couper dans les dépenses publiques, voire de supprimer certains ministères. Les conséquences se feront surtout ressentir chez les plus précaires.
Par Edward Maille
Trump : vers une démondialisation agressive et dangereuse
Analyse 17 janvier 2025

Trump : vers une démondialisation agressive et dangereuse

Les règles économiques et commerciales de la mondialisation ayant dominé les 50 dernières années ont déjà été fortement mises en cause. Mais l’investiture de Donald Trump va marquer une nouvelle étape. Les échanges économiques s’annoncent chaotiques, agressifs et l’objet ultime de la politique.
Par Louis Mollier-Sabet
À Hroza, en Ukraine, les survivants tentent de se reconstruire
Reportage 15 janvier 2025 abonné·es

À Hroza, en Ukraine, les survivants tentent de se reconstruire

Que reste-t-il quand un missile fauche 59 personnes d’un petit village réunies pour l’enterrement d’un soldat ? À Hroza, dans l’est de l’Ukraine, les survivants et les proches des victimes tentent de gérer le traumatisme du 5 octobre 2023.
Par Pauline Migevant