Tout à droite de l’extrême droite
L’historien Nicolas Lebourg a mené une longue enquête sur les courants néofascistes en France et en Europe depuis 1945, à partir de sources largement inédites. Une plongée dans la pire extrême droite.
dans l’hebdo N° 1134 Acheter ce numéro
Politis : Comment en êtes-vous venu à travailler sur « la plus extrême droite » ? Et pourquoi avoir adopté cette qualification ? Que recouvre-t-elle ?
Nicolas Lebourg : Comme tous les champs politiques, l’extrême droite peut être vue avec un centre, une aile droite, une gauche et des radicaux. Cependant, ces derniers ont été plus souvent l’objet de fantasmes que de travaux historiographiques. En 1979, Louis Dupeux a publié sa thèse sur ce qu’il a baptisé « la plus extrême droite » : le courant nationaliste-révolutionnaire allemand. Par cette formule, Dupeux voulait signifier ceci : au contraire de ce que prétendaient divers groupes d’extrême droite, ce courant n’a pas été réprimé par Hitler en raison d’un antinazisme humaniste mais parce qu’il critiquait le « libéralisme » du nazisme. Ici, il s’agit d’étudier la postérité de cette tendance, en particulier en France, jusqu’à nos jours. Ce courant est minoritaire mais il possède des membres très actifs, d’Alexandre Dugin, proche du pouvoir poutinien, à François Duprat, à qui on doit la stratégie de constitution du Front national en 1972.
Comment se divise idéologiquement – et selon quelles tendances – cette « plus extrême droite » ?
Les « nationalistes-révolutionnaires » français se rattachent avant tout aux programmes très sociaux du fascisme italien de 1919 et 1943. Leur utopie est variable mais demeure toujours européiste et néofasciste. Les « nazis-maoïstes », apparus en Italie en 1969, proposaient une revitalisation ésotérique de l’idéologie, une voie terroriste en termes de militance, et sont les seuls à avoir effectué une critique du manque de totalitarisme du IIIe Reich. La Désintégration du système , de Franco Freda, est peut-être le texte le plus totalitaire et le plus radicalement fasciste jamais écrit. Les « socialistes européens » développent le vœu des anciens Waffen SS non allemands. Ils réclament la construction d’une Union européenne fédérant des régions ethniques (Catalogne, Bretagne, Pays basque, etc.). Ce projet a d’abord été le fait d’un des dirigeants du parti nazi, Otto Strasser, qui, après avoir scissionné en 1931, a accompli un bout de chemin avec le parti communiste allemand. Enfin, il y a le cas du Wallon Jean Thiriart, prophète d’un État jacobin aux dimensions eurasiatiques, soutien de l’OAS avant d’être très lié à divers régimes arabes.
Comment interprétez-vous cet « internationalisme » d’extrême droite ?
Il est inscrit dans la plastique du fascisme. En Allemagne comme en Italie, il existait des tendances socialisantes et européistes à l’intérieur des partis fascistes et nazis.
Elles sont éliminées lors de leurs prises du pouvoir. Néanmoins, en 1942, la guerre tourne mal pour l’Axe. Il faut enrôler des volontaires : les services de propagande de Goebbels réinitialisent les discours qui avaient été mis au point par ces minorités. En Italie, Mussolini est contraint de promettre à nouveau socialisme et rêve d’Europe. À partir de là, l’utopie européiste et sociale sera le fondement idéologique de tous les mouvements néofascistes. On a donc en fait deux périodes distinctes, avec un fascisme qui va de 1919 à 1941, et un néofascisme qui commence dès 1942.
Vous montrez l’emploi d’un lexique souvent utilisé par la gauche, voire l’extrême gauche. Existe-t-il des passerelles entre les deux « extrêmes » ? Est-ce seulement pour brouiller les pistes que les textes et déclarations de cette « plus extrême droite » utilisent ce lexique du « socialisme » et de l’extrême gauche ?
Si on prend les brochures ou les journaux, on se dit que c’est un fascisme « de gauche ». Cependant, j’ai rassemblé les archives internes de l’essentiel des mouvements français et diverses archives des Renseignements généraux. Là, quand on confronte les divers types de sources, il n’y a pas de doute qu’il existe une part instrumentale. Les néofascistes savent leurs idées marquées au fer rouge ; ainsi, une note interne d’un mouvement explique comment retourner dans un sens raciste le discours de gauche. Cela dit, c’est la propagande qui crée l’idéologie, non l’inverse. Et, lors des entretiens avec des cadres et des militants, on voit que nombre d’entre eux ont assimilé le discours produit et se pensent sincèrement anti-impérialistes. Ils ont une fascination pour le mythe de la jonction des extrêmes, mais, dans les faits, chaque fois qu’ils l’ont tentée, ils n’ont obtenu que leur alliance avec des néonazis.
Qui sont-ils en France ? Comment se sont-ils organisés à partir des années 1960 ?
C’est une minorité agissante qui n’a eu de cesse d’essayer de s’organiser et d’organiser l’extrême droite à son profit. Mais cette question renvoie à celle de la forme particulière du fascisme français. Il y a depuis trente ans une polémique historiographique sur ce point : l’absence d’un parti de masse fasciste en France signifie-t-il ou non une allergie de la société au fascisme ? En fait, tout au long du XXe siècle, le fascisme français fonctionne sous la forme d’un réseau connectant de petites unités entre elles, sans chef centralisateur.
Cela correspond à sa manière de produire de l’idéologie : par l’hybridation et la connexion d’éléments glanés dans tous les espaces nationaux et politiques. C’est la forme spécifique du fascisme français.
Quel rôle le Grece et Alain de Benoist ont-ils joué ? Et François Duprat ? Quelle est leur importance dans cette histoire ?
L’eurorégionalisme vu de droite prôné par le Grece vient forcément à l’esprit quand on évoque l’idéologie « socialiste européenne ». Même en ce qui concerne le développement séparé prôné par Alain de Benoist, que Pierre-André Taguieff a baptisé « néoracisme » : on trouve cette idée sous ce même vocable dès les années 1950 dans le groupe de René Binet,
ex-trotskiste, ex-stalinien, ex-doriotiste passé à la Waffen SS. Il y a eu plus de liens qu’on ne le dit, tant en termes humains qu’idéologiques, entre la Nouvelle Droite et les néofascistes. Cela dit, Alain de Benoist n’est pas un « nazi masqué », pas plus qu’un homme de gauche, pour reprendre deux antiennes à son égard. C’est un penseur dont le fondement métaphysique est une conception organiciste de la vie sociale. En somme, un intellectuel d’extrême droite. D’une tout autre manière, François Duprat est un personnage essentiel de la reconstruction des extrêmes droites. Mais si Benoist est un philosophe, Duprat était un militant. Personnage épique, assassiné en 1978, il apporta l’antisionisme à l’extrême droite française, la lia au négationnisme, inventa le discours faisant de l’immigration une variable d’ajustement du chômage – alors que, jusque-là, elle était dénoncée en tant qu’atteinte à la race, ce qui avait un impact essentiellement négatif en termes de propagande.
Où en sont aujourd’hui les « nationalistes-révolutionnaires » en France ?
Il n’y a plus d’organisation nationaliste-révolutionnaire en France depuis la dissolution d’Unité radicale. Mais ce sont en fait d’autres éléments qui ont liquidé le courant. D’une part, son « socialisme » se référait aux formes de la société industrielle. Celle-ci n’étant plus, une bonne partie du dernier encadrement a évolué vers un discours postindustriel et a fondé la mouvance identitaire. D’autre part, le 11 Septembre a fait massivement basculer l’extrême droite dans le soutien à l’Occident contre l’islam. Or, les nationalistes-révolutionnaires donnaient comme ennemi principal l’Occident matérialiste et capitaliste, sous hégémonie « sioniste ». Ils n’ont plus eu d’espace politique. Enfin, l’hégémonie du Front national sur l’extrême droite est un fait établi. Ce n’est pas un hasard si on retrouve tant d’anciens responsables nationalistes-révolutionnaires autour de Marine Le Pen. Quitte à faire de la politique, abandonner la marge dans l’espoir de réussir est assez naturel.