Un risque sectaire

Il existe une poignée d’établissements musulmans en France, créés à la demande des familles. Bilan mitigé.

Erwan Manac'h  • 13 janvier 2011 abonné·es

Dans le coin d’un bâtiment de deux étages, au milieu des commerces de la zone franche urbaine du sud de Grenoble, l’école privée musulmane La Plume accueille une centaine d’enfants de la maternelle au CM2. Huit classes de quinze élèves, qui suivent le programme de l’Éducation nationale ainsi que des cours d’arabe et de Coran. La Plume est l’une des toutes premières écoles privées musulmanes de France. Créée en 2001 sous forme associative par une dizaine de mères, elle a obtenu la reconnaissance de l’Éducation nationale et le statut d’école « hors contrat » en 2005. « C’est une alternative à l’école publique, qui est en crise, explique Mme Rouane, directrice adjointe de l’établissement. Notre projet est donc avant tout scolaire. Il s’agit aussi de créer un cadre dans lequel l’enfant musulman peut s’épanouir pleinement. » Faute de place, la cour de récréation a été installée dans une pièce d’une centaine de mètres carrés. L’école manque de moyens, mais la liste d’attente pour la rentrée de septembre 2011 compte déjà plus de 500 noms. Pour 100 places…
À Lyon, à Lille, à Marseille, à Toulouse ou en région parisienne, une dizaine d’établissements musulmans ont vu le jour en France. Une goutte d’eau face aux 9 000 établissements privés, en grande partie catholiques. Mais le succès de ces initiatives traduit des aspirations partagées par beaucoup de familles musulmanes.

Sur le pas de la porte, une mère enthousiaste attend la sortie de ses deux enfants, scolarisés à La Plume pour la première année. « Nous avons choisi cette école pour les cours de langue arabe , explique Mme Chérif. C’était important que nos deux enfants puissent communiquer avec leur grand-père qui ne parle pas français. » Pour elle, le privé répond aussi à une exigence de niveau scolaire que le public ne garantissait plus. « Le niveau ici est excellent. »

Marine [^2] avait placé ses fils à La Plume après le vote de la loi du 15 mars 2004, interdisant les signes religieux à l’école. Dans la maternelle de son quartier, elle n’était plus autorisée à accompagner les sorties de son enfant, en raison de son voile. « C’était comme si la République me mettait une grosse claque, se souvient-elle. Nous avions perdu confiance dans l’équipe éducative. Nous avons donc fait le choix d’une école communautaire alors qu’à la base nous avions un souci d’ouverture et de participer aux actions de l’école publique. » Alors que certaines de ses amies préfèrent rejoindre des écoles privées catholiques, comme beaucoup de musulmans, Marine a été longtemps séduite par le projet pédagogique de La Plume, qu’elle estimait ouvert sur l’extérieur avec un encadrement poussé des enfants.

Pour Mme Laout, cofondatrice de cette école, c’est avant tout une inquiétude qui a motivé son engagement. Les premières années, elle avait pris la responsabilité des cours d’arabe, de Coran et de religion, et ses deux fils étaient scolarisés dans l’établissement. « Nous redoutions le niveau scolaire de l’école publique. Mais il y avait aussi le racisme. Nous nous sentions attaqués psychiquement dans cette société. J’ai créé La Plume pour éviter à mes enfants d’être détruits par un système scolaire qui ne les protégeait pas et ne croyait pas en eux. »

Pourtant, certaines personnes en sont revenues. « À La Plume, les moyens manquent et les locaux sont trop petits , explique Marine, qui a fini par retirer ses trois enfants de cette école après deux années d’expérience. Et même si l’objectif n’était pas le communautarisme, c’est malheureusement ce qui se produit. Pour nous, c’était devenu un problème, car pour vivre dans une société il faut grandir avec une multitude de visages. »

Madame Laout a également commencé à nourrir des doutes sur l’évolution de cette école. « Il y a des gens qui, en réaction au racisme, ne veulent pas que leurs enfants fréquentent des enfants de parents non musulmans , regrette-t-elle. À La Plume, beaucoup de familles étaient surtout attirées par les cours de Coran et d’arabe, c’était devenu plus important que le français ou les maths. Mais ça nous choquait, parce que ce n’était pas vraiment le but initial des pionnières. » Avec les années, des conflits pédagogiques sont apparus avec certains parents qui exigeaient, par exemple, qu’il n’y ait plus de déguisement ou de maquillage, ou que leurs enfants ne soient pas pris en photo. Madame Laout a fini par changer ses enfants d’école, voici deux ans. «  C’était dur , se souvient-elle, parce que c’est un projet que nous avons créé ensemble. Mais je sentais que mes enfants, et moi-même, nous étions dans un cocon. Ce n’est profitable ni pour eux ni pour la société. »

Ses enfants sont aujourd’hui scolarisés dans le public. « On a produit quelque chose qui est devenu un peu sectaire , regrette-t-elle. Je me sens responsable de voir certains enfants ainsi coupés du reste de la société. Le repli sur soi des musulmans attise la peur de l’islam, alors que c’est surtout une réaction de protection : la société française ne nous permet pas de nous construire dans une double identité. »

[^2]: Le prénom a été modifié.

Société
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