« Une insurrection des consciences »

Que reste-t-il du mouvement de l’automne 2010 contre la réforme des retraites ? Une douzaine de chercheurs analysent dans « Tous dans la rue » la mobilisation et ses prolongements. Extraits.

Thierry Brun  • 6 janvier 2011 abonné·es
« Une insurrection des consciences »
© Éditions du Seuil Photo : Robine / AFP

Tous dans la rue est une sorte d’avertissement adressé à nos gouvernants. Et non des moindres puisqu’une douzaine de chercheurs, entre autres Robert Castel, Pierre Dardot, Christian Laval, Frédéric Lordon, Yves Sintomer et Alain Supiot, apportent dans leurs domaines respectifs les premiers éléments d’analyse et de compréhension du mouvement social contre les retraites qui eut lieu à l’automne 2010. Leurs analyses ne portent pas seulement sur les retraites, la jeunesse, l’insécurité sociale, le renouveau des luttes, etc. Elles montrent surtout une « insurrection des consciences » révélatrice d’une démocratie en bien mauvais état.

L’écrivain et cinéaste Gérard Mordillat, qui a rédigé la préface de l’ouvrage, rapproche le mouvement du référendum sur le projet de Constitution européenne en 2005, deux événements qui, apparemment, ne sont pas de même nature mais « ont en commun le déni de démocratie qu’ils manifestent » . Dans le cas du traité européen, « le peuple a été consulté, mais son avis a été jugé négligeable, et le Parlement s’est chargé de retourner le vote selon le souhait des dirigeants et des marchés financiers » . En ce qui concerne le mouvement contre les retraites, « le peuple n’a pas été consulté tant le pouvoir était certain que sa “réforme” serait massivement récusée, et une fois de plus le Parlement a servi de chambre d’enregistrement des ordres présidentiels » .

Pour Mordillat, le symptôme le plus significatif du fait que nous vivons dans un système postrépublicain et postdémocratique est l’exclusion des citoyens par un État replié sur lui-même. Bastien François, professeur de sciences politiques, explique quant à lui, en conclusion, qu’il « n’y a aucune raison que nous sortions de la crise de régime permanente dans laquelle nous sommes entrés un peu subrepticement il y a maintenant longtemps » . L’autre enseignement de ces analyses, dont nous publions ci-dessous des extraits, est positif : le mouvement de l’automne 2010 a montré que, devant les attaques contre la protection sociale et le monde du travail, la résignation n’est pas encore de mise.


Le prix de l’insécurité sociale
_ Alain Supiot, professeur de droit.

Ce qui s’est passé en France témoigne donc d’une « capacité de s’indigner » qui est réconfortante. Mais, ce qu’on ne voit pas, c’est quels peuvent être les relais politiques de cette indignation dans le contexte actuel. Ni au niveau national ni au niveau européen. Au niveau national, la séquence 1995-2010 montre une remarquable continuité des politiques de droite et de gauche pour mettre en œuvre les directives des marchés financiers. À titre d’exemple, on pourrait citer trois lois Strauss-Kahn adoptées sous le gouvernement Jospin. D’abord, celle du 2 juillet 1998, qui, rompant avec un interdit séculaire, a permis aux sociétés commerciales de racheter leurs propres actions. En principe, ce sont les actionnaires qui financent l’entreprise, ce qui justifie leur droit aux dividendes. Autoriser le rachat d’actions inverse ce lien d’obligation qui était au fondement du droit des entreprises, en sorte que ce sont ces dernières qui financent les actionnaires. Elles cessent d’être des acteurs opérant librement sur les marchés pour devenir elles-mêmes des produits sur le marché financier. Deuxième exemple : la suppression en 1999 des cotisations sociales sur les stock-options, cotisations instaurées en 1995 par le gouvernement Juppé. Au nom de l’encouragement des « risquophiles », le gouvernement Jospin a suivi la consigne d’alignement des intérêts des directions sur ceux des actionnaires, et fait ainsi de la Bourse l’horizon intemporel de la gestion des entreprises. Troisième exemple : la loi du 2 juillet 1998, qui a, pour la première fois dans l’histoire, indexé un emprunt d’État sur l’inflation. Il a ainsi été accordé aux rentiers une protection de leur revenu qui est refusée depuis 1958 à tous les salariés au-dessus du Smic. Cette soumission de tous les partis de gouvernement à la dictature des marchés financiers nourrit le sentiment d’une absence d’alternative politique. Elle s’explique notamment par le fait que le niveau national, le seul où peut réellement s’exercer la sanction des urnes, n’a plus la maîtrise des outils monétaires, ni des taux de change, ni des frontières commerciales. n

Une combativité intacte
_ Christophe Aguiton, chercheur, militant syndical et associatif.

Pour moi, en premier lieu, c’est le constat que ceux qui pensaient que le mouvement social était en recul se sont trompés. Ce mouvement est la preuve que nous sommes toujours dans cette séquence longue de combativité. Une séquence dans laquelle il y a évidemment des points d’inflexion : par exemple, l’après 2003 avait été un choc pour tout le monde, même si, électoralement, la gauche en avait bénéficié. Mais aujourd’hui, est-ce que les salariés et les jeunes vont le vivre comme un échec ? Mon optimisme me porte à dire non, parce que les gens savaient à l’avance que la victoire était peu probable et qu’ils ont modulé leur engagement en fonction de ce considérant. Mais ça reste à vérifier.
En deuxième lieu, l’unité syndicale acquise est une idée intéressante et compliquée. Intéressante, car il ne s’est pas agi du couple CGT-CFDT : toutes les forces syndicales s’y sont retrouvées, jusqu’à SUD et la FSU. Cette espèce d’unité de sommet, qui a plutôt bien fonctionné, avec des tensions et des difficultés, va-t-elle continuer à exister ? Peut-être, car c’est paradoxalement la faiblesse du syndicalisme qui l’amène aussi à se rassembler. Il faudra également suivre les prochaines élections professionnelles où il n’y aura probablement pas de grand bouleversement, toutes les confédérations ayant été dans l’action, mais où il y aura des rééquilibrages à étudier. n

Le retour de la guerre sociale
_ Pierre Dardot, philosophe, et Christian Laval, sociologue.

Le mouvement social a placé la France en pointe de la résistance. Ce n’est pas un fait nouveau, la contestation, si elle varie d’intensité, y est continue depuis le milieu des années 1990 ; elle a mobilisé par rotation des milieux différents et elle les a reliés aussi de plus en plus étroitement ; elle a fait sortir de leur apathie des salariés de plus en plus nombreux à mesure que les politiques néolibérales ont pénétré en profondeur le tissu social et la sphère du travail. 1995, 2003, 2006 : le mouvement contre la réforme des retraites s’inscrit dans cette série. Plus proches encore, les grandes manifestations syndicales de l’année 2009, déjà conduites par une intersyndicale unitaire, ont eu pour originalité qu’elles ne s’opposaient pas à une loi ou à une réforme en particulier, mais qu’elles entendaient anticiper et prévenir les mauvais coups contre le salariat.

À ces grandes séquences, il faudrait ajouter les multiples mobilisations plus ponctuelles et plus sectorielles. De ce point de vue, une place toute particulière doit être faite au long mouvement des enseignants-chercheurs durant l’hiver et le printemps 2009, non seulement parce qu’il a montré que des catégories professionnelles peu habituées à la rébellion ouverte pouvaient entrer dans des formes de mobilisation durables et souvent originales, mais aussi, et peut-être surtout, parce qu’il a fait mûrir la conscience qu’un blocage purement sectoriel était voué à l’échec.

De nouvelles professions intellectuelles sont également entrées dans des formes de dissidence. En 2008 et 2009, le monde des psychologues, psychiatres et psychanalystes s’est dressé, par pétitions et appels, contre l’approche sécuritaire et intrusive du gouvernement dans le domaine du soin psychique, de la petite enfance, de la politique hospitalière, des pratiques thérapeutiques. Plus généralement, c’est contre la transformation qui atteint le cœur des métiers, contre la mise en place de nouvelles techniques de pouvoir visant à réformer les conduites, que se sont mobilisés ces derniers mois les professionnels qui font de l’« évaluation » quantitative la cible de leur action. Le scandale des techniques de management de France Télécom a joué un rôle de cristallisation en mettant en évidence la violence des attaques des directions d’entreprises contre la santé et la subjectivité des salariés. Le caractère de plus en plus interprofessionnel de la lutte est, pour une part, le résultat d’une prise de conscience des acteurs, pour lesquels il devient de plus en plus manifeste que la transformation imposée par les politiques de l’État relève d’une logique globale, qu’il n’y a pas lieu de dénoncer séparément la politique sécuritaire dirigée contre les pauvres et la mutation des institutions d’éducation et de santé, qu’il y a là un ensemble de mesures et de dispositifs qui visent à discipliner la population afin de l’incorporer à la grande machine de pouvoir.

Une crise d’inquiétude ?
_ Bastien François, professeur de science politique.

On aurait sans doute intérêt à rapprocher ce mouvement de contestation de la réforme des retraites
– toutes choses égales par ailleurs – de la grève qui a affecté les universités de février à juin 2009 (la plus longue de l’histoire de l’université française), mais aussi de la mobilisation anti-CPE de 2006, qui a conduit un président de la République déstabilisé à demander la non-application d’une loi en même temps qu’il la promulguait.

Ce qui relie ces différents mouvements sociaux, c’est qu’ils expriment et ­fédèrent des inquiétudes et des mal-être qui vont bien au-delà des questions inscrites à l’agenda de la réforme contestée – de la même manière que les débats intenses qui ont précédé le référendum sur le traité instituant une Constitution pour l’Europe en 2005 –, et qu’ils montrent, par contraste, l’incapacité des gouvernants à se mettre en situation d’écoute de « l’état de la société ». Tout se passe comme si, face à l’angoisse sociale du déclassement et de la précarité généralisée, au sentiment d’une société de plus en plus inégalitaire, opposant les jeunes aux vieux, les femmes aux hommes, les « avec statut » et les « sans-statut », face aussi à la perte des repères les plus structurants et les plus protecteurs – qu’est-ce qu’un « service public » aujourd’hui ? –, les gouvernants ne savaient plus répondre que de façon autoritaire et méprisante, fustigeant les intérêts corporatistes ou les égoïsmes catégoriels, quand ils ne dénoncent pas l’incapacité du peuple à comprendre les contraintes de l’état du monde et les impératifs de l’intérêt général.

Cette très grande brutalité dans la réforme, et plus généralement dans la conduite des politiques publiques, interroge en fait la capacité intrinsèque du politique à prendre en charge la « société réelle », à en être comme un miroir. La brutalité du pouvoir gouvernant, accentuée par sa préférence pour le court terme, elle-même directement liée à la tyrannie de sa mise en scène médiatique, est sans doute directement liée à l’impuissance représentative du politique. Cela pose à l’évidence, et nécessairement à nouveaux frais, la question de la démocratie dans notre pays.

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