À contre-courant / Le productivisme forestier
dans l’hebdo N° 1140 Acheter ce numéro
On connaît le libéral-productivisme agricole, ses stratégies liées de production intensive, de libre-échange et de spéculation financière, et ses dégâts humains, sociaux et environnementaux.
On connaît moins le libéral-productivisme forestier. Il ne se limite pas à la déforestation à grande échelle des pays du Sud. Il a commencé à faire des ravages chez nous, sous couvert de… développement durable ! Certes, il est en principe « écologique » d’utiliser plus largement le bois pour la construction et pour le chauffage. C’est une ressource qui peut se renouveler, à certaines conditions. Mais lorsque cela aiguise des appétits privés en quête de rendements avant tout, la « gestion durable » des forêts, de leurs innombrables fonctions, de leur écosystème complexe et de leur « résilience » est menacée. On peut épuiser des forêts comme on peut épuiser des sols… ou des travailleurs.
À la suite du « Grenelle des dupes », un protocole de développement durable des forêts avait été signé entre propriétaires publics et privés, gestionnaires, et France Nature environnement. Un certain nombre de partenaires nationaux n’en ont manifestement retenu qu’une piste : produire du bois. Au nom, bien entendu, de l’environnement. Cette marchandisation productive et cette exploitation excessive, non durables, s’inscrivent dans un processus de privatisation rampante de l’Office national des forêts (ONF), dont les effectifs sont passés de 15 800 agents en 1985 à 10 000 aujourd’hui. L’ONF vit essentiellement de la vente des bois des forêts publiques, soit près de 40 % des bois mis en marché en France.
Les syndicats ne s’y trompent pas. Produire toujours plus en préservant la biodiversité et les écosystèmes, ça finit par coincer. Ils comparent par ailleurs ce qui se passe à l’ONF avec l’évolution de France Télécom, en termes non seulement d’alignement sur le privé, mais aussi de dégâts humains.
Dix-sept suicides ont été constatés chez les personnels forestiers ces cinq dernières années.
Les collectivités locales ont commencé à dénoncer cette politique où la dégradation du service public, des conditions de travail et du sens même de l’activité se conjugue avec le sacrifice de l’environnement pour mettre les forêts publiques les plus rentables à la merci des intérêts privés. Une « branche » du capitalisme vert…
Car le productivisme est, ici aussi, fondé sur la libéralisation et la privatisation. Le président de la Fédération des communes forestières, Jean-Claude Monin, vient d’adresser une lettre aux parlementaires où il dénonce vigoureusement une note interne du ministère des Finances, visant « une réforme de la politique forestière » .
Il écrit : « Mise en pièces du régime forestier, destruction de l’un des derniers services publics subsistant en milieu rural, privatisation de la gestion forestière, marchandisation des services sociétaux et environnementaux rendus par les forêts, qui, rappelons-le, couvrent le quart du territoire métropolitain. » Cela fait évidemment penser à d’autres réformes, celles de pratiquement tous les services publics dès lors qu’on peut en « écrémer » une partie rentable.
L’exemple britannique est cité. Dans son édition du 5 février 2011, The Economist fait état de protestations massives de citoyens contre la vente ou la location de forêts publiques par l’équivalent britannique de l’ONF. Dans tous les cas, c’est la privatisation lucrative de biens communs qui est l’objectif. Il s’agit ici non seulement de biens communs naturels, dont la biodiversité, mais aussi de biens communs sociaux (comme la libre fréquentation par le public), d’identités locales, etc.
Bien entendu, il faut pouvoir compter sur la « filière bois » , à condition de faire intervenir dans la gestion concertée des forêts l’ensemble des fonctions et des biens communs correspondants. Seule une gestion publique et coopérative avec toutes les parties prenantes peut y parvenir, contre la privatisation et contre les délégations de service public au privé. Le bien commun ne se délègue pas, c’est par définition une affaire commune. Confier l’intérêt général à des actionnaires ? Autant faire garder ses enfants par des ogres.
Chaque semaine, nous donnons la parole à des économistes hétérodoxes dont nous partageons les constats… et les combats. Parce que, croyez-le ou non, d’autres politiques économiques sont possibles.