De la Tunisie à Haïti : des dictateurs trop peu inquiétés
Les États occidentaux doivent arrêter de soutenir, ou même tolérer, les régimes autoritaires et corrompus, affirment Damien Millet et Sophie Perchellet.
dans l’hebdo N° 1138 Acheter ce numéro
Il va de soi que les grands textes internationaux, comme la Charte des Nations unies, la Déclaration universelle des droits de l’homme ou le Pacte des droits économiques, sociaux et culturels, doivent être respectés par tous les pays les ayant ratifiés. Pourtant, force est de constater de grandes disparités entre les traitements réservés à des dirigeants comme Zine el-Abidine Ben Ali, Jean-Claude Duvalier, Thomas Sankara ou Patrice Lumumba. Les deux premiers sont des dictateurs reconnus, coupables de détournements de fonds, de corruption et de répression sanglante. Contraint de quitter le pouvoir par une révolte populaire qu’il avait échoué à mater, Ben Ali a fui la Tunisie en s’accaparant une tonne et demie d’or. Aujourd’hui, les multiples atteintes contre la liberté du peuple tunisien et la démocratie depuis son accession au pouvoir en 1987 font la une de l’actualité. En 1986, également à la suite d’une révolte du peuple, Duvalier fils n’a eu d’autre choix que de fuir son pays, Haïti [[Cf. Haïti : entre colonisation, dette et domination,
Sophie Perchellet, CADTM-PAPDA, 2010.]], après plus de trois décennies de dictature imposées par sa famille. Avec l’accord des autorités françaises, il a trouvé refuge dans une magnifique demeure sur la Côte d’Azur française. Le montant estimé de sa fortune était supérieur à la dette extérieure de son pays. Sa demande d’asile a été rejetée en 1992 par le Conseil d’État, faisant de lui un « sans-papiers », mais il n’a jamais été inquiété par les forces de l’ordre pas plus que par la justice française.
Le profil des deux autres est fort différent : Lumumba et Sankara sont des exemples historiques de dirigeants progressistes, luttant farouchement en faveur de leur peuple, contre les intérêts des classes dominantes […]. Le jour de l’indépendance de son pays, l’ex-Congo belge, le 30 juin 1960, Lumumba prononce un discours passionné devant le roi des Belges, qui ne le lui pardonnera pas : « Cette indépendance du Congo, si elle est proclamée aujourd’hui dans l’entente avec la Belgique, pays ami avec qui nous traitons d’égal à égal, nul Congolais digne de ce nom ne pourra jamais oublier cependant que c’est par la lutte qu’elle a été conquise, une lutte de tous les jours, une lutte ardente et idéaliste, une lutte dans laquelle nous n’avons ménagé ni nos forces, ni nos privations, ni nos souffrances, ni notre sang. » Onze jours plus tard, avec le soutien des puissances occidentales, la province du Katanga fait sécession : la déstabilisation de Lumumba commence. Elle se terminera par son exécution avec la complicité active de militaires belges, le 17 janvier 1961.
Pour sa part, Thomas Sankara [^2], président du Burkina Faso, s’est également fait remarquer par un discours remarquable à Addis Abeba le 29 juillet 1987 : « La dette ne peut pas être remboursée parce que, d’abord, si nous ne payons pas, nos bailleurs de fonds ne mourront pas. Soyons-en sûrs. Par contre, si nous payons, c’est nous qui allons mourir. […] Nous ne pouvons pas accepter leur morale. […] Et en évitant de payer nous pourrons consacrer nos maigres ressources à notre développement. »
Le 15 octobre 1987, avec la complicité des autorités françaises, des hommes de main de Blaise Compaoré l’exécutaient. Depuis 1987, Blaise Compaoré est président du Burkina Faso et symbolise à merveilles les relations mafieuses entre la France et l’Afrique. Comme Duvalier avant 1986, comme Ben Ali avant le 14 janvier 2011, Compaoré est soutenu par la France. […] Dans nombre de pays dont les peuples subissent une dictature évidente, les dirigeants européens, notamment français, se réjouissent de l’action de ces pouvoirs autoritaires qui servent leurs intérêts en piétinant les droits de leur peuple.
Cela fait maintenant six ans que la Convention des Nations unies contre la corruption est entrée en vigueur. Elle a fait de la restitution des biens mal acquis aux pays spoliés un principe fondamental du droit international. Pourtant, une infime partie des centaines de milliards de dollars volés par des dirigeants corrompus de par le monde a été restituée. Des institutions internationales comme le FMI et la Banque mondiale [^3] ont, dans l’histoire récente, financé nombre de dictatures à travers le monde, de l’Afrique du Sud de l’apartheid au Chili du général Pinochet, en passant par l’Indonésie de Suharto ou le Zaïre de Mobutu. Elles ont ainsi participé directement à la légitimation de fortunes gigantesques, fondées sur le pillage des ressources naturelles. En imposant la libéralisation des capitaux et l’ouverture des économies, elles ont facilité le transfert de sommes importantes depuis le Sud vers des paradis fiscaux et judiciaires.
Dans ce jeu dangereux, il ne suffit pas de pointer du doigt quelques dirigeants du Sud : il faut dénoncer la complaisance occidentale des grands dirigeants et des milieux financiers qui bloquent toute enquête sérieuse sur le sujet. […] Il n’existe pas de volonté politique pour faire exercer la justice.
Les pays prétendument démocratiques ne doivent pas soutenir, ni même tolérer, des gouvernements dictatoriaux et corrompus. Pourtant, les exemples de telles compromissions ne manquent pas, notamment au sein des anciennes colonies françaises. Pendant ce temps, les peuples remboursent une dette qui est le symbole visible de la soumission de leur pays aux intérêts des grandes puissances capitalistes et des sociétés multinationales. Il est grand temps de poser les bases d’une logique politique, économique et financière radicalement différente, centrée sur le respect des droits fondamentaux. Il est grand temps que ceux qui ont conduit le monde dans l’impasse actuelle rendent des comptes en justice.
[^2]: Cf. l’Afrique sans dette, Damien Millet, CADTM-Syllepse, 2005.
[^3]: Cf. Banque mondiale : le coup d’État permanent, Éric Toussaint, CADTM-Syllepse-Cetim, 2006.