États-Unis : « Une rage antigouvernementale »
Après le drame de Tucson, en Arizona – une fusillade meurtrière visant une députée démocrate –, Mark Potok analyse le phénomène de la violence aux États-Unis.
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Politis : En 2009, dans un rapport sur la prolifération des milices armées, vous compariez le contexte politique à celui qui a précédé l’attentat d’Oklahoma City en 1995 [^2]. Comment les événements de Tucson s’inscrivent-ils dans ce contexte ?
Mark Potok : Juste avant Oklahoma, la fureur antigouvernementale était très répandue, et il y avait une grande volatilité politique. Puis il y a eu une étincelle : le siège de Waco [avec 82 morts, l’offensive des forces de police contre le groupe religieux des Davidiens dans la ville de Waco, au Texas, est vue comme l’action la plus meurtrière d’un gouvernement américain contre sa population depuis la guerre de Sécession, NDLR] . Nous avons renoué avec ce climat politique et social tendu depuis qu’Obama a été élu. Il y a un an, un homme a écrasé son avion sur le bâtiment de l’IRS, le fisc américain, à Austin. Autour de la même période, les membres de la milice Hutaree, qui avaient l’intention de tuer des fonctionnaires de police, ont été arrêtés, et le leader d’une milice dans l’Alabama appelait les Américains à jeter des briques sur les bureaux d’élus démocrates à travers le pays. Le bureau de Gabrielle Giffords, la députée démocrate qui a été blessée grièvement lors de la fusillade de Tucson, faisait partie de ceux visés. Ces situations n’ont pas provoqué de débats. Nous avons continué comme si de rien n’était, et voilà où nous en sommes aujourd’hui.
L’activité antigouvernementale est-elle particulièrement forte dans l’État de l’Arizona ?
L’Arizona n’est pas le pire endroit en Amérique, mais en tout cas c’est un terreau favorable aux « antigouvernement ». Il existe là-bas un grand nombre de groupes antigouvernementaux, de groupuscules racistes, des skinheads, et des milices qui patrouillent à la frontière avec le Mexique. Le nombre de ces groupes est élevé depuis une dizaine d’années, à cause du débat sur l’immigration, qui a été incroyablement violent dans cet État limitrophe du Mexique.
Les écrits décousus du tireur, Jared Loughner, que la presse a relayés révèlent un individu mentalement déséquilibré, probablement paranoïaque. Cela a-t-il toujours un sens de s’interroger sur ses motivations politiques ?
Il est clair aujourd’hui que Jared Loughner n’appartient pas à un quelconque groupe d’extrême droite et qu’il n’a aucune pensée politique sophistiquée. Ses écrits montrent cependant qu’il est influencé par des thèses d’extrême droite, par exemple l’idée selon laquelle le gouvernement est tyrannique. Il a également écrit qu’aucune monnaie n’était réelle ou constitutionnelle, car les monnaies ne sont pas indexées sur le cours de l’or et de l’argent. Cette idée, centrale dans la pensée des mouvements antigouvernementaux dits « patriotes », n’est pas nouvelle. Elle a émergé il y a un siècle avec la création de la Federal Reserve, la banque centrale américaine. Aujourd’hui, elle est reprise par le Tea Party et certains hommes politiques. En outre, Loughner parle du contrôle du gouvernement sur la pensée à travers la grammaire.
Cette théorie est défendue par un théoricien conspirationniste nommé David Wynn Miller. Ce dernier pense que si le nom apparaissant sur votre extrait de naissance est écrit en majuscules, vous êtes esclave du gouvernement. En revanche, si vous utilisez des tirets et des points-virgules, vous vous délivrerez de son emprise et vous n’aurez plus besoin de payer vos impôts ! Ses idées sont imbriquées dans le mouvement dit des « citoyens souverains », des individus qui se considèrent au-dessus des lois. Enfin, un point commun se dégage de toutes les lectures de Loughner : le thème de l’individu contre le gouvernement. C’est le thème central de We the Living , d’Ayn Rand, et des livres de George Orwell, la Ferme des animaux et 1984 , qu’il dit avoir lus. J’imagine qu’il a également lu Mein Kampf et le Manifeste du Parti communiste avec le même prisme.
On sait aussi que Loughner s’intéressait aux théoriciens conspirationnistes. Un de ses anciens amis a d’ailleurs mentionné qu’il aimait Alex Jones. Originaire du Texas, celui-ci fait partie des théoriciens qui ont soutenu l’idée que l’Agence fédérale de management des situations d’urgence (Fema) possédait des camps de concentration à travers le pays.
Un document attribué au département de Sécurité intérieure américaine, que s’est procuré la chaîne Fox News, disait que Jared Loughner faisait partie d’un groupe raciste nommé « American Renaissance », mais il a été montré ensuite que ce n’était pas le cas. Était-ce plausible ?
C’était une bêtise. Rien dans les écrits de Loughner ne laisse penser qu’il est raciste ou anti-immigration. Je serais surpris qu’il soit lié à un quelconque groupe raciste. Jared Loughner a la personnalité de quelqu’un qui aurait pu tuer n’importe qui. Cela aurait pu être ses parents, les clients d’un McDonald’s ou même les élèves d’une école élémentaire. La question est : pourquoi a-t-il pris pour cible la figure politique fédérale la plus élevée au niveau local ? Cela signifie en tout cas que le discours antigouvernemental ambiant, sans fondements, a des conséquences. Ainsi, quand Sarah Palin dit que la réforme du système de santé voulue par Obama aboutira au « meurtre de nos grands-mères » , elle crée une rage car, malheureusement, il y a des millions de personnes qui la prennent au sérieux.
L’événement va-t-il calmer le discours politique, dont la violence a été pointée du doigt pour expliquer la fusillade ?
On espère que les commentateurs politiques et les politiques eux-mêmes décideront de calmer leur rhétorique, ou au moins de s’engager à s’en tenir aux faits et à la vérité dans leurs débats. Mais je ne le pense pas. Nous avons vécu ces situations plusieurs fois ces dernières années, et cela ne s’est pas calmé.
[^2]: Attentat dans lequel 168 personnes, dont 19 enfants, ont été tuées par l’explosion d’un camion contre un bâtiment fédéral.