Kadhafi : itinéraire d’un dictateur
Les soulèvements se poursuivent, durement réprimés en Libye, et à un degré moindre au Bahreïn. Le pouvoir algérien tente de jouer la conciliation. Pour combien de temps ? En Tunisie, des démocrates s’inquiètent pour l’avenir du processus de transition.
dans l’hebdo N° 1141 Acheter ce numéro
Même dans la dictature, il y a des degrés. Sur l’échelle de l’horreur, Mouammar Kadhafi trône au sommet. Lundi, ses avions de chasse ont bombardé les manifestants qui, durant toute la journée, avaient été attaqués à l’arme lourde. Selon les rares témoignages qui parvenaient, notamment de Fachloum et de Tajoura, dans la banlieue de Tripoli, la dictature kadhafiste aux abois se livrait à un véritable massacre. Le régime est entré dans cette spirale de l’horreur après que la deuxième ville, Benghazi, à l’est du pays, fut tombée aux mains des insurgés, et que la révolte eut gagné la capitale, Tripoli, mille kilomètres plus à l’ouest.
Selon plusieurs sources, la répression s’appuyait sur une partie de l’armée, mais plus encore sur des mercenaires héliportés, certains venus du Tchad, d’autres du Zimbabwe et du Ghana. Le recours à ces milices en disait long sur la crise qui minait l’armée et la classe politique. Plusieurs cas de désertion étaient signalés parmi les pilotes refusant de tirer sur la foule. Deux d’entre eux ont trouvé refuge, lundi soir, à Malte, tandis que les ambassadeurs en poste à l’étranger démissionnaient en nombre. Jusqu’au ministre de l’Intérieur, Moustapha Abdel Jalil, qui a démissionné pour protester contre « l’usage excessif de la force » . Et l’influent théologien musulman, cheikh Youssef Al-Qardaoui, a émis une fatwa appelant sur la chaine Al-Jazira à assassiner Kadhafi.
Évidemment, la violence de la répression ne résulte pas seulement de la folie d’un personnage ubuesque, devenu incapable, au fil des ans, de tenir le moindre discours cohérent. La faible population – six millions d’habitants dans un pays trois fois et demie plus grand que la France – et la distance qui sépare les deux grandes villes n’ont pas permis de submerger rapidement l’appareil policier par le nombre, comme en Égypte notamment. L’isolement dans lequel le pays a été tenu, partiellement rompu ces derniers jours par les téléphones mobiles, a également été un facteur favorable à la dictature. Mais c’est surtout le système de surveillance mis en place par Kadhafi qui s’est montré opérant.
Le régime est né d’une illusion et d’un mensonge qui lui ont longtemps permis d’entretenir avec la population un rapport ambigu. Mouammar Kadhafi a d’abord su incarner un certain idéal révolutionnaire. C’est lui, qui à 27 ans, à la tête d’un groupe de jeunes officiers, a fait tomber la monarchie honnie du roi Idriss, et permis, en 1969, l’avènement de la République. Le jeune dirigeant a repris en Libye la phraséologie de Gamal Abdel Nasser : panarabisme, nationalisme, résistance à l’Occident ont coloré le langage des premières années. Comme son voisin égyptien, il a nationalisé, et bouté hors du pays les pétroliers américains. Comme son grand voisin, les premières années de son pouvoir lui ont valu une certaine popularité dans son pays, dans le monde arabe, et aussi parmi les anticolonialistes occidentaux. La statistique porte encore les traces de cette période : 82 % de taux d’alphabétisation, une espérance de vie de 76 ans et le plus important produit intérieur brut par habitant de toute l’Afrique.
Ces évolutions ont rendu, un temps, moins insupportable, un quadrillage policier liberticide. D’autant plus que le discours était trompeur. La révolution libyenne de 1969 a été baptisée « Jamahiriya ». Littéralement, « la chose des masses ». Selon une inspiration toute stalinienne mâtinée de nationalisme arabe, la dictature se réclamait du peuple. Mais c’est précisément en 1977, quand il proclame la « révolution du peuple » et installe ses « comités révolutionnaires » qu’il met en place les pires instruments de sa dictature.
Parallèlement, il finance des groupes terroristes un peu partout dans le monde, défendant parfois de justes causes par les pires des moyens, mais le plus souvent de très mauvaises causes, comme celle d’Idi Amin Dada, en Ouganda. Accusé en 1988 d’avoir commandité l’attentat de Lockerbie contre un Boeing de la Panam (270 morts), il sent peu à peu le vent du boulet se rapprocher. Les deux guerres du Golfe contre l’Irak (1990 et 2003) l’inciteront à réorienter sa politique pour ne pas encourir les foudres des États-Unis.
Tout au long de ces années, les services publics et les infrastructures hérités du début du régime n’ont cessé de se dégrader. La Libye, qui regorge de ressources en pétrole et en gaz naturel, s’est dramatiquement appauvrie. Le chômage a atteint 30 % de moyenne, et une grande partie de la population a plongé dans la misère. Quoi qu’il en soit, l’itinéraire de celui qui termine ces jours-ci une carrière de dictateur sanguinaire en tentant d’écraser son peuple renvoie aussi l’image de plusieurs époques révolues, surfant d’abord sur des illusions tiers-mondistes, puis s’appuyant sur la complicité de ses ennemis – occidentaux – de la veille.