La spéculation mijote une bonne crise
La montée des prix des produits alimentaires en France comme ailleurs, n’est pas seulement un effet du changement climatique. Blé et maïs sont aussi des valeurs spéculatives négociées sur des marchés.
dans l’hebdo N° 1140 Acheter ce numéro
Petites causes, grands effets. Dans les prochains mois, les prix de la baguette de pain, des pâtes, de la farine, de l’huile, de la viande et de tous les produits de première nécessité vont augmenter. Après l’explosion des tarifs à la pompe en raison de l’envolée des cours du pétrole, ainsi que de ceux de la SNCF et de l’énergie, suivent désormais les denrées alimentaires. Et dans un contexte de chômage élevé, ces augmentations vont peser lourdement sur le pouvoir d’achat, déjà en berne, des consommateurs.
L’alimentation compte en effet pour environ 17 % des dépenses de consommation des ménages, indique l’Insee. La note devrait donc être salée pour les Français, alors que, comme tous les ans, les grands distributeurs (Carrefour, Leclerc, etc.) et les fournisseurs de l’agroalimentaire négocieront, à partir du 1er mars, les nouveaux tarifs annuels. Le gouvernement exige une « juste répercussion » de la hausse des prix des matières premières dans les rayons des supermarchés de la grande distribution, laquelle veut préserver ses marges tout en prétendant défendre le pouvoir d’achat. Les négociations seront donc particulièrement âpres, avec la crise alimentaire mondiale en toile de fond.
Quelles sont les causes
de la flambée des prix ?
Il y a d’abord les tendances lourdes. Ces derniers mois, les prix alimentaires n’ont cessé de progresser notamment en raison d’une forte augmentation de la demande des pays émergents comme la Chine. Du côté de l’offre, la hausse est aussi liée à des restrictions d’exportations du blé imposées par la Russie et l’Ukraine à la suite de la sécheresse dans ces deux pays l’année dernière. Les problèmes climatiques ont également affecté les récoltes au Pakistan et en Chine.
Mais une autre raison, majeure, intervient dans cette hausse : le prix du blé qui sert à produire la baguette de pain ou celui du cacao utilisé pour les tablettes de chocolat achetées en supermarché se décide sur des marchés boursiers. Par exemple, en 2010, le fonds spéculatif britannique Armajaro a acheté une quantité colossale de fèves de cacao sur le marché londonien, pour une valeur de près d’un milliard de dollars. Ainsi la spéculation a porté sur 7 % de la production mondiale de cacao, 15 % des stocks mondiaux et 25 % des stocks européens estimés, ce qui a eu pour effet de pousser les prix à un niveau record depuis plus de trente ans. Parfaitement légale, la manœuvre a permis à Armajaro d’empocher une plus-value importante.
Le prix des produits alimentaires s’aligne donc sur les cours mondiaux, et ceux-ci varient au gré d’une spéculation sans limite, qui joue notamment sur la pénurie alimentaire ou une catastrophe climatique. « Ces cours mondiaux suivent une course folle qui n’est pas prête de s’arrêter », avertit Aurélie Trouvé, coprésidente d’Attac France [^2]. Pourquoi ? Les raisons sont à chercher dans la dérégulation du marché des matières premières aux États-Unis, dans les années 2000. Des fonds de pension et des banques d’investissement ont massivement misé à court terme sur les produits agricoles dans l’objectif d’en tirer un maximum de rentabilité. Ces nombreux fonds spéculent à Chicago, au sein de la plus grande Bourse mondiale. Ils négocient par millier des « options » et des « contrats à terme » sur les produits agricoles dans un marché « dérivé » qui n’a cessé de croître, notamment parce que les produits agricoles sont devenus attractifs dans un contexte de crise financière où de nombreux possesseurs de capitaux recherchent des placements à haut rendement.
En 2010, le volume moyen quotidien de produits financiers dérivés liés aux produits agricoles, échangés sur le Chicago Mercantile Exchange (CME), qui est le principal marché des produits dérivés américains et la référence mondiale pour les produits agricoles, s’est établi à 12,3 millions de contrats, ce qui représente des centaines de milliards de dollars.
Quelles sont les conséquences
de cette spéculation ?
Sur les marchés, depuis le début de l’année, les matières premières agricoles ont atteint leur plus haut niveau historique : le riz, aliment de base pour plus de 3 milliards de personnes, a pris 70 % et s’échange à plus de 1 000 dollars la tonne. Le blé a pris plus de 73 %, le maïs plus de 60 %. Les prix en magasin ont suivi ce mouvement et ont atteint un record en janvier. L’Agence de l’ONU pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a relevé une augmentation de 3,4 % des prix alimentaires par rapport à décembre 2010, soit « le plus haut niveau » depuis 1990.
Les augmentations les plus significatives relevées par la FAO l’ont été en Asie (Bangladesh, Chine, Inde, Indonésie) et en Russie. En Afrique, la Somalie est particulièrement touchée par la hausse des prix mondiaux en raison de mauvaises récoltes locales de sorgho et de maïs, de même que l’Ouganda.
La hausse des prix
est-elle partie pour durer ?
Selon un rapport d’experts publié à la mi-janvier, la combinaison de l’impact de la montée des températures sur la production agricole et de la croissance de la population mondiale, qui devrait atteindre 7,8 milliards d’individus en 2020 (900 millions de plus qu’aujourd’hui), pourrait entraîner des pénuries pour trois des quatre principales cultures du globe.
« Difficile également de ne pas souligner le rôle des agrocarburants, qui ont détourné plus du tiers de la production de maïs des États-Unis l’année dernière, rappelle Aurélie Trouvé. Ce sont autant de terres en moins pour le soja ou le blé, ce qui explique la hausse corrélative des cours mondiaux, directement liés au prix américains. » Voilà de quoi déclencher de nouvelles flambées spéculatives…
Vers de nouvelles
émeutes de la faim ?
La FAO a lancé une mise en garde contre des « risques d’émeutes » à travers le monde en raison de la hausse des prix des produits alimentaires. Une telle hausse a, par exemple, été un des facteurs déclenchants des mouvements de protestation en Tunisie.
En 2007 et 2008, des émeutes de la faim avaient éclaté dans de nombreux pays africains, ainsi qu’en Haïti et aux Philippines, alors que les cours des céréales avaient atteint des niveaux historiques. « L’expérience de la crise alimentaire de 2007-2008 montre que, dans certains cas, les décisions prises hâtivement par les gouvernements pour attaquer son impact ont en réalité attisé ou contribué à attiser la crise » , a déclaré Richard China, directeur à la FAO.
« Avec ce nouveau choc des prix deux ans seulement après la crise, nous nourrissons de sérieuses inquiétudes sur les conséquences pour les marchés vivriers dans les pays les plus vulnérables » , a ajouté la FAO. Selon l’ONG Oxfam, « les vies de millions de personnes sont en danger » alors que dans les pays en développement « les pauvres dépensent entre 50 et 80 % de leurs revenus pour se nourrir ». Des centaines de millions de personnes sont aujourd’hui menacées directement de famine.
« On pourrait se réjouir de l’annonce faite par la présidence française du G20 de s’attaquer à la volatilité des prix de matières premières, explique Aurélie Trouvé. Mais ce serait vite oublier que le G20, dans les conclusions de ses derniers sommets, a appelé à entériner le cycle actuel de négociations de l’OMC, donc à poursuivre la dérégulation des marchés agricoles. » Nous sommes bien loin des réformes nécessaires pour « désarmer » les marchés boursiers agricoles, conclut l’altermondialiste.
[^2]: Lire « Flambée des prix alimentaires : mêmes causes, mêmes effets », Aurélie Trouvé, sur le site de Mediapart.