Le monde par la lucarne

Pendant une semaine, le Fipa a rendu compte de la diversité et de la qualité de la production. De quoi nourrir la télévision.

Jean-Claude Renard  • 3 février 2011 abonné·es

Qu’il s’agisse de fictions, de documentaires ou de reportages, dans le nombre de films présentés à Biarritz à l’occasion de la XXIVe édition du Fipa (Festival international des programmes audiovisuels), qui s’est tenue du 24 au 30 janvier, il y avait forcément à voir, et du grain à moudre.

Une fiction pour commencer : la Borne , de Stéphanie Sphyras et Benoît Nguyen Tat, une série de courts-métrages hilarants. En 2017, « vous avez atteint votre seuil de non-rentabilité. Vous êtes inactif depuis 2 jours, 1 heure, 36 minutes et 35 secondes. Vous allez être mis en relation avec la Borne » , une machine infernale qui vous permet de retrouver un emploi (de sorte à conserver aussi vos droits civiques) en même temps qu’elle se pose en redresseuse de torts. Tournée simplement face caméra, dans la subjectivité de la borne, une comédie grinçante illuminée par le brio des chercheurs d’emploi (Denis Podalydès notamment). Autre fiction de qualité, Borgen , de Soren Kragh-Jacobsen, décrivant les batailles politiques pour le pouvoir, au Danemark, à travers la figure d’une élue, avec ses stratégies, ses jeux d’alliances, ses coups bas, ses interrogations.

Mais le Fipa vaut surtout pour ses documentaires. Passons sur les films acquis et/ou coproduits par les chaînes françaises, sur lesquels on reviendra, prochainement diffusés ( Gallimard , le roi lire, de William Karel ; les Scouts d’Al Mahdi , de Bruno Ulmer ; Toxic Somalia , l’autre piraterie, de Paul Moreira ; Raymond Aubrac, les années de guerre , de Pascal Convert et Fabien Béziat). Cette édition a livré des films tantôt originaux, tantôt risqués, tantôt curieux, souvent de qualité, que les mêmes grandes chaînes pourraient (et devraient) acheter. À commencer par Little city blues , de Peter Anger, une déambulation dans les couleurs acidulées de Bruxelles quand elle se met en mode nocturne, gagnée par des musiciens et des chanteurs de blues aux voix rauques et minérales. Pour eux, agent de police, magasinier ou femme de ménage, ni grandes scènes ni petit écran, mais la rue et les bistrots, éclairés par les enseignes et les néons, les loupiotes et les publicités clignotantes.

Correspondante de guerre, Monica Maggioni a choisi de cadrer un seul sujet pour son premier documentaire, Ward 54 . À Bagdad, un soldat américain est chargé de photographier les corps d’Irakiens morts. D’abord confronté à l’horreur d’un charnier, il sombre dans les cauchemars, miné par les flash-back. Et, de retour au pays, il se heurte à l’incompréhension de son entourage. Maggioni signe là une charge sans concession contre une Amérique incapable de gérer les traumatismes de ses soldats envoyés au casse-pipe.

En se concentrant sur Detroit, Alexandre Touchette n’a pas besoin de surligner la tragédie de la ville américaine. Elle crève l’écran. Auparavant qualifiée de « Paris du Midwest », la métropole est aujourd’hui dévastée, symbole des dérives du libéralisme américain – la faillite de Chrysler, en 2009, ayant été le dernier chapitre d’un long déclin. Confrontant les images d’archives, celles de la prospérité, avec ses propres images actuelles, le réalisateur cadre « un rêve en ruine » . Cinq ans sur place. De gigantesques bâtiments abandonnés, des masures attirées par l’éboulement, des maisons éventrées, démolies. Dans ce décor funeste, il n’y a guère que les bulldozers qui s’activent, les ferrailleurs et les pompiers qui tentent d’éteindre la vingtaine d’incendies qui ont lieu chaque semaine, les propriétaires mettant le feu à leur baraque, faute de pouvoir la vendre, en espérant toucher les assurances. À l’intérieur de cette débandade, des êtres isolés, brisés, bricolant dans les décombres. Des héritiers de la ségrégation qui survivent grâce aux banques alimentaires. En 1950, la ville était blanche à 80 %. Elle est maintenant noire à 90 %.

Outre une programmation de films italiens remarquables (un portrait de Roberto Saviano, par Élisa Mantin ; une évocation de l’année 1960, par Gabriele Salvatore ; Sorelle d’Italia , le regard des femmes sur Berlusconi, par Lorenzo Buccella et Vito Robbiani), deux autres films ont enrichi le festival. Deux œuvres à plusieurs mains. Coffee rassemble des réalisateurs israéliens et palestiniens [^2] sur le thème du café, sous la forme de fiction ou de documentaire. Un ressort banal pour un exercice de style et de fond éblouissant. Le café bu au check-point avant d’aller travailler ; un autre avalé le temps d’une audition ; celui d’un hameau, à l’abri d’un hangar, espace réservé aux hommes ; celui d’un restaurant casher ; celui encore indissociable de la pendule ; celui rappelant les bombardements israéliens au Liban, en 1982 ; celui avalé dans les ruelles de Ramallah ; enfin celui de Jaffa, à l’occasion d’un trip s’achevant dans un bordel. Un patchwork alternant les plans, les décors, les tensions.

Plus concentré, Congo, en quatre actes rassemble quatre premiers courts-métrages et trois réalisateurs congolais (Dieudo Hamadi, Kiripi Katembo Siku et Divita Wa Lusala) brossant le portrait d’un pays, entre absurde et effroi. Dans une maternité, des mères et leur bébé sont retenus jusqu’à ce qu’elles paient leur facture – une facture qui augmente chaque jour davantage. Dans le décor coloré de Kinshasa, l’anarchie urbaine crève la ville. Rues et trottoirs défoncés, circulation intense, services des eaux défectueux, déchets entassés. À la campagne, la police est confrontée au quotidien du désœuvrement, au tout-venant sordide des faits divers. Il y a pire que ça : à Kipushi, dans un décor lunaire écrasé de soleil, où des mômes de sept et huit ans cassent des cailloux dans une ancienne mine de diamants. Rien que des bribes de vie, des jours ordinaires. Assurément, d’un film à ­l’autre, de quoi remplir le petit écran. Encore faut-il que les chaînes soient moins frileuses.

[^2]: Murad Nassar, Eti Tsicko, Elite Zexer, Aya Somech, Gazi Abu Baker, Maysaloun Hamoud, Kareem Kragah, Eithan Sarid.

Médias
Temps de lecture : 5 minutes