« L’émancipation, pas le développement »
Les programmes d’aide ne font qu’adoucir la situation sans régler les problèmes. C’est à la société civile de s’emparer du pouvoir de décision, estime Firoze Manji, chercheur associé à Oxford.
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Politis : Quelles sont les caractéristiques de la société civile africaine ?
Firoze Manji : En Afrique, historiquement, deux sortes de sociétés civiles ont existé : celles qui ont collaboré avec le pouvoir colonial et celles qui s’y sont opposées. Aujourd’hui, nous connaissons la même situation : il y a celles qui s’associent à l’industrie de l’aide, qui en bénéficient et recourent au langage du développement ; et celles qui parlent d’émancipation. Il y a bien sûr beaucoup de nuances entre ces deux groupes. Entre collaboration active et résistance, entre développement charitable et émancipation, il existe un large spectre de possibilités. Mais, en général, les organisations locales, les syndicats, les mouvements paysans, parce qu’ils ont un intérêt direct dans leur propre liberté, ont une dynamique très différente de ceux qui participent à l’industrie de l’aide.
Les grandes ONG seraient-elles néfastes pour l’Afrique ?
La question n’est pas d’évaluer leurs intentions, très souvent bonnes, mais plutôt les conséquences réelles de leurs actions. Dans un contexte où les gens sont opprimés, une organisation humanitaire ne fait qu’adoucir la situation sans que cela règle le problème. Nombre d’ONG participent inconsciemment à la situation d’oppression. Qui va changer le monde ? Les citoyens africains ou des organisations paternalistes ? Et selon quels intérêts ? Le mouvement féministe est né parce que les femmes revendiquaient leurs propres outils de lutte. Elles n’ont pas fait appel aux hommes pour résoudre le problème à leur place. C’est pareil pour les Africains : nous ne pouvons pas dépendre des autres. Les fermiers, les ouvriers doivent être capables de s’organiser. Quand on regarde l’étendue des richesses en Afrique, on se demande pourquoi c’est le continent qui abrite la population la plus pauvre. Le développement est un concept apolitique. Nous avons besoin d’émancipation, pas de développement.
Observe-t-on une renaissance du désir d’émancipation ?
Immédiatement après l’indépendance du Kenya (1963), organisations et syndicats ont été fermés et intégrés aux partis politiques, puis au parti unique. Beaucoup d’acteurs importants de la libération ont été emprisonnés, exilés ou tués, de même que Patrice Lumumba au Congo ou Thomas Sankara au Burkina Faso. Nous avons connu une période de vide jusqu’au milieu des années 1990.
Aujourd’hui, les espaces de discussion ne manquent pas. C’est vibrant, vivant, et c’est une tendance générale, même en Europe. Les gens s’interrogent de plus en plus, se révoltent. Bien sûr, l’activisme ne suffit pas. Au Kenya comme ailleurs, le capitalisme est encore perçu comme la seule option possible, que l’on essaie d’améliorer. Alors que le capitalisme est terrifiant en soi ! Les faits parlent d’eux-mêmes : l’accaparement des terres, l’appauvrissement, la mortalité infantile, le prix de la nourriture qui augmente… Le questionnement actuel ne change rien à la situation, mais c’est un bon début !
Les nouvelles technologies jouent-elles un rôle dans l’émergence de ces mouvements sociaux ?
Elles permettent de communiquer et de s’organiser, mais ce sont les gens qui agissent. Regardez la Tunisie : on entend que cette révolution a été causée par Twitter… Ce n’est pas sérieux ! Des stylos aussi ont été utilisés comme moyen d’information et de mobilisation. Est-ce que cela signifie que les stylos ont permis la révolution ? Cela révèle une tendance au déterminisme technologique, au fétichisme high-tech. En Tunisie, descendre dans la rue a demandé beaucoup de courage. Un manifestant qui embrasse un soldat, comme on le voit sur une photo, ce n’est pas déterminé par la technologie. J’ai beaucoup travaillé sur l’utilisation des téléphones portables. On croit que cela peut tout résoudre, mais un Africain sur trois possède un mobile… et il n’y a pas de révolution partout.
Pour redonner du pouvoir aux citoyens, vous parlez de démocratisation.
C’est-à-dire ?
Dans l’agriculture, par exemple : au Kenya nous produisons des millions de fleurs. Chaque jour, elles partent vers Amsterdam. La quantité d’eau et de produits chimiques utilisés détruit notre environnement. Pendant ce temps, les populations ont des difficultés d’accès à l’eau potable et à l’alimentation. Les champs pourraient servir à produire de la nourriture ! La question est : qui décide ? Il n’y a ni procédure ni structure de décision, il n’y a même pas de débat. Juste une élite qui décrète et subventionne. Il faut démocratiser le processus de production agricole et industrielle : ce qui est cultivé ou fabriqué, comment on le fait et pour qui. Des Vénézuéliens m’ont confié avoir un grand pouvoir de négociation grâce à leur production pétrolière. En Afrique, nous avons du pétrole, alors pourquoi n’avons-nous aucun pouvoir de négociation ? C’est principalement une question politique. L’Amérique latine est en avance d’une dizaine d’années sur nous. Chavez n’est pas exceptionnel, il est le produit de son histoire, d’un mouvement d’émancipation, tout comme Lula. Comment peut-on nous aussi politiser ce processus ? Ce n’est pas facile, il n’y a pas de solution technique, et cela prend du temps. Le point positif, c’est qu’aujourd’hui cette question est débattue. Ce n’était pas le cas il y a dix ans.
La crise de confiance actuelle envers le système capitaliste est un point de départ. Mais le meilleur comme le pire sont possibles…
Cela peut aller dans toutes les directions. Après la crise de 1929, une crise de confiance a traversé l’Europe, et l’Allemagne est partie dans le mauvais sens. La crise de confiance est une part nécessaire du processus, mais ce n’est pas suffisant. Avec le discrédit porté sur le stalinisme, le concept de socialisme n’est plus séduisant. Nous devons donc créer une nouvelle idéologie, de nouvelles aspirations. Si cela ne se produit pas, nous entrerons dans une phase très dangereuse. Sans alternative viable, n’importe qui pourra prendre l’avantage. C’est une situation en même temps terrifiante et pleine d’espoir.