Les Égyptiens, Obama et Israël
dans l’hebdo N° 1139 Acheter ce numéro
C’est entendu ! L’Égypte ne sera pas la Tunisie. Et Moubarak n’est pas Ben Ali. On s’en doutait un peu, mais l’évolution de la situation au Caire, après deux semaines d’insurrection, le vérifie pleinement. L’autocrate égyptien, contrairement à son collègue tunisien, dispose, dans l’armée notamment, d’alliés qui ont résisté aux pressions de la rue, et son pays constitue un enjeu stratégique qui rend toute solution complexe. Du coup, en posant toujours comme condition le départ de Moubarak, les manifestants de la place Tahrir risquent d’être rapidement isolés. Le paradoxe est pourtant criant : s’ils ont provisoirement échoué à obtenir la tête de l’homme qui depuis trente et un ans incarne un pouvoir implacable, ils ont sans doute d’ores et déjà gagné sur le fond. Il apparaît en effet que le départ de Moubarak est acquis, même si la date en est différée. L’homme est encore là, mais le symbole est tombé.
C’est ce qu’a bien compris Barack Obama, qui semble avoir accordé au président égyptien un sursis. Mais l’engagement de ce dernier à ne pas se représenter à la présidentielle de septembre, comme sa démission de la direction du parti au pouvoir, le PND, montre bien que les dés sont jetés. Seule véritable concession, la « transition immédiate, ordonnée et significative » exigée dimanche encore par Obama se fera en partie en présence de Moubarak. Sans doute a-t-on pris conscience à Washington que le Président déchu était capable de tout pour éviter l’hallali qui semblait lui être promis il y a une semaine encore.
Les images de cette pègre chargeant la foule à cheval et à dos de dromadaire, la sauvagerie de ces deseperados, payés pour tuer avant de se faire eux-mêmes lyncher, en disaient long sur la nature de ce régime, sur ses pratiques depuis au moins trente ans, et sur ce qu’il peut encore ourdir de coups tordus contre son peuple. Il faut être Finkielkraut pour oser moralement trouver de la vertu dans cette fange. Quoi qu’il en soit, la révolution égyptienne va bon train. Elle se fait, certes, avec une partie de l’ancien personnel. Mais c’est un classique des situations révolutionnaires. Il n’empêche ! La poignée de main, dimanche, entre Omar Souleiman, vice-président, et tortionnaire en chef, et les dirigeants des Frères musulmans, ses victimes de toujours, ressemblait tout de même à une humiliation pour le chef des Renseignements. Souleiman, homme de la transition ! Une ironie de l’Histoire qui nous rappelle à quel point les mouvements de cette ampleur dépassent les individus. Car on ne peut plus guère croire aujourd’hui à une ruse du pouvoir. Le dialogue national entre les tortionnaires et leurs victimes, mais aussi les représentants de cette insurrection démocratique, n’est pas en trompe-l’œil. Il faut à présent qu’il conduise à des élections honnêtes, en passant par une indispensable réforme constitutionnelle qui autorise toutes les candidatures, celles des Frères musulmans comprises. De même, les effets de l’onde de choc qui parcourt tout le monde arabe, d’Algérie au Yémen, en passant par la Jordanie, sont bien réels. Ce qui ne veut pas dire qu’une démocratie exemplaire va triompher dans tous ces pays.
Qui d’ailleurs pourrait dire ce que serait une « démocratie exemplaire » ? Surtout pas nous, Français, dont le Président méprise les principes les plus sacrés du droit pour exploiter jusqu’au comble de la démagogie un fait divers sordide ?
Ce que nous savons, c’est que le monde arabe aura franchi grâce à ces deux révolutions tunisienne et égyptienne des étapes décisives sur la voie de la démocratie. Certains pouvoirs sont tombés ou vont tomber ; d’autres seront fragilisés ; d’autres, enfin, préféreront anticiper sur la colère des peuples. C’est, peut-être, ce qui se passe en Algérie et au Yémen. Mais ce qui est pris est pris. Hélas, il y a dans cette affaire plus inébranlable que les dictatures : ce sont nos représentations politiques. En dépit des évidences, une partie de notre presse continue d’agiter le « spectre islamiste », ou bien la peur du chaos. Il faut noter à quel point cette vision emprunte à la droite israélienne. L’angoisse israélienne, réelle ou feinte, déteint sur une partie de nos élites, et sur notre presse. C’est aussi cette angoisse qui bride l’action d’Obama. Nous ne croyons pas, pour notre part, que les États-Unis aient à craindre pour leurs intérêts propres d’une démocratisation de l’Égypte, fût-ce avec les Frères musulmans. Washington sait très bien s’entendre avec les islamistes quand il le faut. Et ceux-ci, qui de toute façon seront minoritaires, n’ont, non plus, aucun problème avec la mondialisation libérale.
Les hommes d’affaires et autres informaticiens qui sont aujourd’hui à la tête de la confrérie ne sont pas les mollahs iraniens. Ils n’empêcheront pas les tankers de franchir le canal de Suez. En revanche, Obama a tout à craindre, au sein de son propre électorat, d’une crise avec Israël. La campagne dont il est d’ores et déjà la cible dans la presse et les milieux politiques israéliens a de quoi l’inquiéter. Il y est décrit comme un lâche qui abandonne ses alliés… Comprendre Moubarak aujourd’hui, Nétanyahou demain. Une nouvelle donne au Proche-Orient qui briserait le statu quo actuel (à l’abri duquel Israël intensifie la colonisation) ne déplairait pourtant pas au président américain. Mais ce volet de la crise égyptienne marque sans doute les limites de son influence sur les événements actuels.
Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.