Les terres convoitées de l’Afrique
De plus en plus d’investisseurs accaparent des surfaces cultivables pour la production d’aliments destinés à l’étranger ou la spéculation. Présents au FSM, paysans et ONG organisent la résistance.
dans l’hebdo N° 1140 Acheter ce numéro
La vallée du Niger, artère verte et capital agraire du Mali. Ses berges pourraient offrir un million d’hectares de terres irrigables, mais à peine 10 % sont aujourd’hui mises en valeur au profit des populations locales. Le gouvernement allègue un manque de moyens. Mais quand le prix mondial des céréales est monté en flèche, en 2007, des investisseurs étrangers se sont rués sur la vallée. Des consortiums se sont créés pour produire des aliments destinés à des pays en manque de matières agricoles. C’est le cas avec Malibya, une société qui produit du riz pour la Libye, et qui s’est approprié 100 000 hectares de la vallée du Niger. Pour les irriguer, il a fallu construire un canal de 40 kilomètres de long et 125 mètres de large, rasant tout sur son passage – cimetières, périmètres maraîchers… Au total, le gouvernement malien aurait déjà cédé l’exploitation de 800 000 hectares, selon Ibrahima Coulibali, président de la Coordination nationale des organisations paysannes du Mali (Cnop). Et « dans l’absence la plus totale de transparence. Ce sont des affaires traitées de manière discrétionnaire à l’échelon de la présidence de la République » , accuse-t-il.
Dans cette grande braderie foncière, les intérêts des villages passent régulièrement à la trappe, « bien que nous possédions depuis 2006 une loi d’orientation agricole très progressiste. Adoptée sous la pression des mouvements paysans, elle reconnaît notamment le droit à la souveraineté alimentaire », précise Ibrahima Coulibali. Les investisseurs étrangers ne sont pas les seuls à lorgner sur les terres du fleuve. Il y a un an, le village de Sanamadougou s’est affronté à un marchand malien venu revendiquer 25 000 hectares fertiles de son territoire qui lui avaient été octroyés au plus haut niveau. Les opposants ont été délogés par l’armée. Et le Cnop a découvert que des contrats cédaient l’usufruit de terres pour des durées atteignant cinquante ans. « Certaines entreprises envisagent de produire des agrocarburants ; d’autres, qui ont obtenu des dizaines de milliers d’hectares, n’ont pas les moyens de les aménager – ce sont de pures opérations de spéculation ! » , dénonce Ibrahima Coulibali.
La Banque mondiale, qui a mené l’étude la plus complète sur le sujet, estime que les grandes transactions foncières ont concerné environ 50 millions d’hectares dans le monde en 2009. L’Afrique, continent rural où des surfaces importantes sont en apparence disponibles, en concentre la majeure partie. « Dans certaines de nos communes, 60 % du territoire ont été vendus » , indique Martin Lavagbé, de l’association béninoise Synergie paysanne. « Et le phénomène ne concerne pas que l’agriculture, souligne Christine Andela, présidente du collectif des ONG pour la sécurité alimentaire et le développement rural (Cosader), au Cameroun. Dans l’est du pays, d’immenses zones forestières sont interdites d’accès à la population, notamment pour l’exploitation du sous-sol dans la plus grande opacité. »
En Inde, cite Ramesh Sharma, de l’association Ekta Parishad, mouvement populaire non-violent luttant pour la justice sociale, plus de 8 millions de paysans ont perdu leurs terres entre 1990 et 2000 sous la pression de grandes entreprises minières et agricoles « auxquelles le gouvernement offre des conditions avantageuses ». Un peu partout, les femmes sont les plus touchées, alors qu’elles sont déjà régulièrement discriminées par des pratiques coutumières qui les excluent de la propriété et de la transmission, souligne la Kenyane Catherine Gatundu, de l’ONG ActionAid.
Les États concessionnaires, qui s’octroient la maîtrise des transactions, profitent des failles législatives, quand ils ne les créent pas. En général, il s’agit d’opposer un droit « moderne », fondé sur des titres de propriété forgés pour la circonstance, à des communautés paysannes qui se réfèrent souvent à un droit collectif non écrit.
Devant l’émoi suscité par certaines opérations, comme le projet piloté en 2008 par la Corée du Sud pour produire du maïs et des agrocarburants à Madagascar sur 1,3 million d’hectares vierges (l’équivalent de 40 % des terres cultivées du pays), la Banque mondiale a produit un catalogue de principes volontaires « d’investissement responsable » , destinés à réduire les impacts négatifs des transactions foncières : respect du droit des communautés locales, conditions de travail décentes, garanties sur la sécurité alimentaire des populations y figurent. Séduisant en apparence, le projet a fait l’objet d’un rejet de la part d’organisations paysannes internationales comme la Via Campesina, et des ONG spécialisées. « L’accaparement de terres est inacceptable sur le principe. La manœuvre tente d’escamoter un conflit de fond sur l’utilisation et la gestion des ressources naturelles. Et puis pas plus les populations que les gouvernements concernés n’ont été consultés pour ce “code de bonne conduite” », déplore l’experte colombienne Sofia Monsalve, de l’ONG Fian International, qui lutte, entre autres, contre les violations du droit à l’alimentation.
Si le Comité pour la sécurité alimentaire de la FAO s’est montré sensible aux arguments des associations, la Banque mondiale, soutenue par les grands investisseurs, se hâte de monter des projets pilotes pour valider son approche. Alors que plusieurs réunions viendront peser dans le débat, notamment le sommet du G8-G20 à Cannes en juin, un large éventail d’organisations réunies au FSM ont adopté un « appel de Dakar » rejetant fermement l’accaparement des terres.