Marianne Faithfull : « Vite, une révolution ! »

Le nouvel album de Marianne Faithfull, Horses and High Heels, mêle créations et relectures. Rencontre avec une artiste désireuse de transmettre
et d’interpeller.

Jacques Vincent  • 3 février 2011 abonné·es
Marianne Faithfull : « Vite, une révolution ! »
© Horses and High Heels, Marianne Faithfull, Naïve. Photo : Julien / AFP

« Un ange avec de gros seins. » C’est l’image qu’Andrew Loog Oldham, le manager des Stones, a de Marianne Faithfull ce soir de 1964 où il la rencontre et lui propose sur le champ d’enregistrer une chanson écrite par ses protégés. As Tears Go By la fait passer directement du couvent Saint-Joseph à « Top of the pops ». Et au monde des Stones, qui sera le sien durant le reste de la décennie, dont une bonne partie au bras de Mick Jagger. Un monde à la fois fascinant et cruel.

Après cet envol, la décennie suivante sera celle de la chute. Elle se résume en deux mots : l’héroïne et la rue. Et une quasi totale disparition de la scène musicale. Le retour a lieu en 1979 avec Broken English. Un autre genre d’ange, aux ailes et à la voix brisées. Mais conquérant. Le début de la deuxième carrière de Marianne Faithfull. « Le moment où j’ai commencé à être moi-même » , dit-elle aujourd’hui. Depuis, malgré les rechutes, les disques se sont enchaînés et elle a aussi interprété les chansons de Kurt Weill, écrit deux livres, joué au théâtre et au cinéma. Et su s’entourer de l’énergie des jeunes générations. Les punks lui ont, dit-elle, donné la force de faire Broken English et, plus tard, au fil des disques, on a pu voir au générique les noms de Damon Albarn (Blur), Jarvis Cocker (Pulp), Nick Cave, P. J. Harvey ou Antony.

Il y a quatre ans, le somptueux Easy Come Easy Go était entièrement composé de reprises. Aujourd’hui, Horses and High Heels est une très belle collection de chansons qui trouve un équilibre entre nouvelles compositions et relectures de morceaux enregistrés dans les années 1970 par Elton John, Jackie Lomax, John Prine, ou à la fin des années 1960, comme ce sublime « Going Back » notamment interprété par Dusty Springfield et les Byrds. La version de Marianne Faithfull est plus grave. Elle s’en amuse quand on le lui fait remarquer : « Bien sûr, à mon âge, j’ai un point de vue différent ! Dusty l’a chantée quand elle était encore jeune, Carole King l’a écrite alors qu’elle était jeune aussi, et les Byrds étaient des bébés… »

Politis : Faire des reprises a quelque chose à voir avec la transmission d’une génération à une autre ?

Marianne Faithfull : Oui, et c’est ce qui a été formidable avec Easy Come Easy Go . Le disque a très bien marché et touché des jeunes qui ne connaissaient pas les originaux. L’idée était de leur dire : ne vous en tenez pas là, allez écouter Traffic ou la version de « Black Coffee » par Sarah Vaughn. D’ailleurs, beaucoup l’ont fait. C’est une façon de donner une nouvelle vie à une chanson et d’apporter une autre perspective. Je pense qu’il est très important de transmettre cette notion de perspective. Quand on est jeune, on croit que le moment présent va durer éternellement. Avec le temps, on voit les choses différemment.

Regardez-vous vers le passé ?

Oui, et aujourd’hui, je suis plus heureuse avec mon passé que je ne l’ai jamais été. J’ai eu une vie dangereuse mais qui a fini par bien tourner. Sur le moment, pour beaucoup de gens, ç’a été une période fascinante. Pour ma part, l’ayant vécue, je ne peux pas vraiment dire que c’était fascinant… mais c’était en tout cas un voyage très intéressant.

Pensez-vous que les années 1960 étaient le paradis, comme l’a dit le photographe David Bailey ?

Pour lui, c’est sûr que c’était le paradis ! Pour moi, je ne sais pas. Je sais que c’était une grande fête et que nous nous amusions beaucoup. Toutefois, je n’aimais pas tellement faire partie de « l’entourage » : je voulais être la star, mais il y avait trop de stars dans ma maison…

Vous dites souvent qu’une chanson est un autoportrait. Cette écriture est un moyen d’apprendre des choses sur soi ?

Pour moi, l’art est aussi une façon de mieux se connaître, de connaître ses différentes facettes, et de les accepter, ce qui est la condition du bonheur et un moyen de surmonter ses peurs.

La drogue a-t-elle été un autre moyen pour cela ?

Non, je n’ai rien appris à travers la drogue, c’était une perte de temps, surtout pendant les années 1970, que Keith Richards appelle ma décennie perdue. C’est une des ­raisons pour lesquelles je dois travailler si dur maintenant.

Dans votre livre Mémoires, rêves et réflexions , vous exprimez un point de vue très pessimiste sur le monde quand vous dites que vous espérez que les petits-enfants de vos petits-enfants pourront encore voir un arbre…

Je pense en réalité qu’ils ne le pourront pas. C’est trop tard, à moins que nous n’agissions très vite. Il y a beaucoup de choses à changer, et pas seulement pour les arbres, bien sûr. Ces histoires à propos des races, des pays, de la naturalisation… Tout cela doit changer. Nous avons besoin de tolérance, de compréhension et de capacité à accepter les autres. Chacun devrait avoir le droit d’être ce qu’il est, mais nous en sommes loin. En France, les femmes arabes n’ont pas le droit de porter les vêtements qu’elles veulent, le port du voile devient toute une affaire. Nous n’avons pas plus de droits à la liberté que les autres. Aujourd’hui, tout est fondé sur un principe de droits particuliers et d’humiliation. Si les Français sont meilleurs que les autres, les autres sont humiliés. Si les Américains sont encore meilleurs, tout le monde est humilié, y compris les Français. Il faut trouver la voie de la sagesse pour sortir de cela.

Par un changement politique ?

Je ne pense pas que l’on puisse faire confiance aux politiciens, ils sont trop limités en tant qu’êtres humains. Ils ont des œillères, sont égoïstes et malhonnêtes. Il faut les balayer par une grande révolution – pas forcément dans le sang ! Il nous faudrait une nouvelle génération d’hommes politiques. Je pense que les jeunes politiciens ne seront plus comme Nicolas Sarkozy, James Cameron ou Barack Obama.

Vous pourriez écrire une chanson sur ce genre de sujet ?

Je ne suis pas sûre d’en être capable. Ce n’est pas facile d’écrire une chanson comme « Broken English » [sur la bande à Baader, NDLR] . Et je ne crois pas que je veuille le faire. C’est vrai que les chansons que j’ai écrites pour ce disque sont plutôt axées sur le côté joyeux de la vie, mais il y a aussi des textes apocalyptiques, comme « That’s How Every Empire Falls ».

Dans les années 1960, on pensait qu’une chanson pouvait changer le monde. Le pensez-vous encore ?

Je pense toujours que l’art peut produire du changement. J’ai vécu en Irlande et j’ai vu très directement, à la fin des années 1980 et dans les années 1990, comment une pièce de théâtre, un roman ou un morceau de musique pouvait changer les gens. Ça a marché, même si ça a été dur et que ça a pris du temps. Plus personne ne tue son prochain parce qu’il n’a pas la même religion. C’est un changement énorme.

Culture
Temps de lecture : 6 minutes