SNCF, les raisons de la pagaille
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Une dette que personne ne veut payer
Si les tarifs augmentent, c’est la faute de Réseaux ferrés de France (RFF), clame Guillaume Pépy. La SNCF n’est en effet plus propriétaire des 30 000 km de voies qu’elle utilise quotidiennement. Elle doit s’acquitter du versement de 2,5 à 3 milliards d’euros annuels de « péages » à RFF. Problème : le prix de ces péages a été multiplié par 3 en quatorze ans. Qui a décidé de cette « expropriation » à la fois complexe et coûteuse ? En 1991, une directive de l’Union européenne impose la séparation comptable entre le réseau ferré et son exploitation. Objectif : préparer l’ouverture à la concurrence et assurer la « neutralité » du réseau censé accueillir plusieurs opérateurs, la SNCF aujourd’hui, Veolia Transport ou la Deutsche Bahn demain. Mais la France va plus loin. En 1997, les pouvoirs publics créent un nouvel établissement public, RFF, lui confient la gestion des voies… Et lui refilent la majeure partie de la dette colossale que la SNCF a contractée
– notamment pour financer le développement du TGV. Aujourd’hui, cette dette ferroviaire s’élève à 29 milliards d’euros pour RFF et 7 milliards pour la SNCF. Par une manipulation comptable, l’État a essayé de se débarrasser de la « patate chaude » plutôt que de régler le problème, qui ressurgit tel un boomerang. « À cette époque, la direction de la SNCF nous disait qu’on était libérés de la dette, qu’on pouvait repartir du bon pied, se souvient Alain Combi, secrétaire fédéral du syndicat SUD-Rail. En réalité, on a vite compris qu’on avait mis sur pied une usine à gaz. »
L’entretien des voies ferrées au rabais
Si RFF est chargé de l’entretien, de la maintenance et du renouvellement des rails, l’établissement, où travaillent un millier de cadres, n’a pas les compétences en interne pour entretenir des lignes datant du XIXe siècle. RFF confie donc leur entretien en sous-traitance à… la SNCF. Mais en tirant au maximum les prix : « RFF a signifié [à la SNCF] qu’il convenait de faire des efforts de productivité si elle souhaitait conserver le marché », pointe le journaliste Dominique Decèze dans son ouvrage Gare au travail[^2]. La SNCF obtempère, supprime des postes. « À cause de ces économies, on réalise le “contrôle technique” des voies de manière beaucoup plus espacée qu’avant, ce qui, du coup, favorise les dysfonctionnements », soupire Julien Troccaz, de SUD-Rail. Tandis que les rails se dégradent, la dette de RFF gonfle du fait des intérêts qui s’accumulent. Via ses péages, RFF fait payer à la SNCF la dette qu’elle n’était plus censée supporter. Pour limiter les coûts, le réseau est mal entretenu et les investissements pour le rénover tardent. Et les passagers voient leurs billets de train flamber.
L’entretien des voies ferrées au rabais
Une entreprise nationale qui garantirait aux Français des transports efficaces et à juste prix sur tout le territoire ? Et sa déclinaison au niveau européen ? Arrêtez de rêver ! Cela fait plus de vingt ans que la SNCF telle qu’on l’imagine n’existe plus. Et que la Commission de Bruxelles a choisi l’ouverture à la concurrence comme mode de développement du transport ferroviaire. Pour entrer dans le grand bain du business, la SNCF est devenue une holding à la tête de centaines de filiales, parfois sous statut privé (le site Internet de réservation, par exemple), et parfois fort éloignées du rail. « Aujourd’hui, on trouve de tout à la SNCF : des services de bus, des trains qui roulent en Allemagne, des filiales de transport de marchandises concurrentes entre elles… La SNCF est devenue une multinationale du transport » , explique Vincent Doumayrou, auteur de la Fracture ferroviaire [^3].
Toutes ces filiales sont regroupées en cinq « branches » : « SNCF voyages » pour les activités liées au TGV ou aux grandes lignes, la branche « Proximités » pour les TER, Transiliens et Intercités, ou « Géodis » pour le fret. Enfin, une branche gère l’infrastructure en lien avec RFF, et une autre est dédiée aux gares. Pourquoi ce découpage ? « Il permet de savoir précisément quelle branche rapporte ou non. Par exemple, le Corail n’étant pas assez rentable, la SNCF voudrait bien en donner la gestion aux régions » , explique Jean-Claude Delarue, président de la Fédération des usagers des transports et des services publics (FUTSP). « La constitution de branches et de filiales a pour objectif de préparer à l’externalisation activité par activité, ou de les mettre en concurrence » , craint Julien Troccaz. Dernière née, la branche « Gare et connexion » vise ainsi à répondre à des appels d’offres lorsque la gestion des gares sera mise en concurrence : « On ne pourrait imaginer qu’Air France détienne les aéroports, c’est la même chose avec le rail » , explique Vincent Doumayrou. La SNCF pourrait ainsi conserver ses 360 gares les plus rentables, avec ses espaces commerciaux ou ses portions louées à d’autres compagnies, comme Eurostar à la gare du Nord. En milieu rural, les petites gares seraient automatisées, l’information et l’accompagnement des usagers se faisant dans les trains.
Dans la droite ligne de ce saucissonnage, Guillaume Pépy a lancé en 2008 le programme « Simplifier la SNCF ». Avec pour objectif la refonte de l’organisation du travail des cheminots. Résultat, le cloisonnement des activités et des agents hyperspécialisés alors même que nombre de fonctions transverses demeurent indispensables au bon fonctionnement des trains. « Chaque technicien est formé sur telle machine et pas sur une autre. Avant, un conducteur de train était polyvalent. Si un copain du fret était malade, un conducteur de TER pouvait le remplacer » , raconte Julien Troccaz. « Ce démantèlement de l’entreprise n’est autre que la casse d’un service public » , estime son collègue Alain Combi. On comprend mieux, en tout cas, pourquoi les passagers du fameux « Strasbourg-Nice-Port-Bou » ont poireauté sept heures à la gare de Belfort dans l’attente d’un « conducteur de relève ». Le conducteur prévu étant manquant, il a fallu aller en pleine nuit jusqu’à Lyon pour dégoter le titulaire d’un permis TGV…
Le TGV à tout prix
Les TGV sont clairement considérés en interne comme « la poule aux œufs d’or ». Au risque de délaisser les autres activités ? « Le TGV est surtout destiné aux couches sociales moyennes et moyennes supérieures, et favorise les trajets longues distances, pas les petits arrêts , souligne Vincent Doumayrou. D’autre part, le développement du réseau TGV, qui lui aussi commence à vieillir, a été une victoire à la Pyrrhus : une énorme dette, le fret délaissé, les Corail sur la sellette… » Tandis que l’entreprise fonce tête baissée dans des projets pharaoniques, certaines lignes se retrouvent en sous-investissement chronique. Notamment sur le réseau francilien, qui transporte chaque jour 60 % des « clients ». Exemple ? Le RER D, l’une des 12 lignes estampillées « malades ». « La SNCF a tout misé sur le TGV, et pas sur les trains de banlieue, dont les recettes sont assurées. Cela fait des années que le RER D marche mal, et, depuis cinq ans, on touche le fond » , soupire Rémy Pradier, président de l’association Sadur, qui regroupe les usagers de la ligne.
Neige ou soleil, en 2009 comme en 2010, l’association a ainsi comptabilisé 35 % d’irrégularités. Pendant les heures de pointe, quasiment un train sur deux a un retard de plus de cinq minutes ou est supprimé. Sans parler des trains annoncés « longs » qui deviennent « courts » à leur entrée en gare, au grand dam des voyageurs de plus en plus nombreux à laisser exploser leur colère. « Du coup, les contrôleurs sont systématiquement flanqués d’un policier » , témoigne une voyageuse.
Aux sources de ces très prévisibles impondérables, il y a le partage du tunnel à l’entrée de Paris avec le RER B. Mais aussi les retards de livraison des trains « modernes », pourtant inaugurés en grande pompe juste avant les élections régionales. Conséquence, sur « la D », les vieux trains gris circulent toujours… « Le Stif a fini par promettre qu’il allait investir, mais on sait qu’il n’y aura pas de solution avant dix ou quinze ans , soupire Rémy Pradier. En attendant, il y a de plus en plus d’habitants en banlieue, on se tasse toujours plus, ou on prend la bagnole. » Quand les politiques sont censés anticiper…
Des gestionnaires à la place des cheminots
« Désormais, la SNCF communique plus sur ses résultats financiers que sur les trains qui arrivent à l’heure » , fait remarquer Julien Troccaz. Pas étonnant. Avec la réorganisation du travail en segments d’activités
– avec, pour chaque branche et chaque filiale, des objectifs financiers –, la profession de gestionnaire a fait une apparition remarquée dans l’entreprise.
Autant de « n + 1 » pas forcément au fait des subtilités ferroviaires.
« Aujourd’hui, la SNCF compte 50 % de cadres. L’activité se recentrant sur du commercial, il semblerait qu’on ait plus besoin de gestionnaires que de cheminots ! » , ironise le syndicaliste Alain Combi. « L’arrivée de la concurrence provoque l’augmentation des dépenses commerciales, notamment publicitaires » , souligne de même Vincent Doumayrou. Les effectifs (200 000 cheminots actuellement) ne cessent de se réduire depuis deux décennies. Tandis que la SNCF embauche marketeurs et communicants, les suppressions de postes vont bon train. 2010 a été une année record : 4 000 emplois de conducteurs, contrôleurs ou agents d’entretien ont été supprimés. En 2011, la saignée devrait concerner plus de 1 800 postes de cheminots.
« En moins de vingt ans, on a perdu, dans le secteur de la production, plus de 20 000 emplois » , affirme Alain Combi. Avec pour corollaire un recours accru à la sous-traitance, notamment pour la maintenance des voies, « ce qui peut poser des problèmes de sécurité si l’encadrement des agents SNCF n’est pas suffisant ». Enfin, qui dit suppression de postes dit organisation à flux tendu, et donc une gestion des incidents au rabais. À croire que d’autres « Paris-Nice-Port-Bou » sont à craindre dans les années à venir… Ou pire ?
Suite : Erreur d’aiguillage
[^2]: Jean-Claude Gawsewitch éditeur, 2008.
[^3]: Éditions de l’Atelier, 2007.