Technocrates contre démocrates ?
La Tunisie a chassé Ben Ali, mais n’est pas encore démocratique. Analyse de Vincent Geisser et Michaël Béchir Ayari.
dans l’hebdo N° 1138 Acheter ce numéro
En Tunisie, l’incertitude demeure quant à la réalité du passage à la « démocratie réelle ». Sur ce plan, observateurs comme acteurs des scènes politiques tunisiennes ébauchent toutes sortes de scénarios allant des plus pessimistes (le risque de retour à l’ordre ancien) aux plus optimistes (l’avènement d’un véritable régime pluraliste). Du côté des partisans de la nouvelle coalition gouvernementale (anciens du parti unique, officiers supérieurs de l’armée, démocrates indépendants et représentants de la société civile), on avance un raisonnement pragmatique selon lequel la « révolution démocratique » doit être impérativement stabilisée et contrôlée, au risque de tout perdre. Les progouvernementaux légitiment ainsi la répression des manifestations de rue, en présentant leurs protagonistes comme des éléments incontrôlables, dont le maximalisme revendicatif risque de faire échouer la transition démocratique et de faire basculer le peuple tunisien dans le chaos.
C’est une rhétorique d’ordre moral bien huilée qui fait mouche chez de nombreux acteurs politiques tunisiens, y compris chez certains démocrates indépendants de gauche qui craignent par-dessus tout le retour à l’ordre ancien : « Réprimer la rue, c’est consolider la démocratie ! » Du côté des partisans de la poursuite de la révolution démocratique, on réfute tout compromis sécuritaire avec les membres de l’ancien régime – aussi ouverts soient-ils – sous prétexte que la mauvaise herbe benaliste pourrait rapidement reprendre du terrain et abolir à petit feu les acquis démocratiques de la révolution. Leur argumentation est sans appel : « Le dictateur est parti mais pas les structures du régime ! »
De manière assez paradoxale, les deux camps jouent très largement sur le spectre du retour à l’ancien régime pour avancer leurs pions sur le nouvel échiquier politique : les uns pour siffler la fin de la révolution, les autres pour revendiquer sa continuation. Toutefois, quelle que soit la sincérité des arguments avancés par les uns et par les autres, ils procèdent d’une lecture biaisée du processus révolutionnaire, chaque partie en présence tentant de monopoliser le « label démocratique » pour mieux discréditer ses adversaires. Car, en réalité, ce qui se joue aujourd’hui en Tunisie, ce n’est pas un combat entre caciques de l’ancien régime et puristes de la révolution, mais une lutte entre les tenants d’une libéralisation politique relative, partisans de l’ordre et de la sécurité, et une dynamique démocratique par le bas poussant les citoyens à rééquilibrer les disparités de pouvoir au sein des institutions. Bien que sans armes, les jeunes chômeurs des régions oubliées, par qui tout est devenu possible, auraient-ils acquis trop d’assurance ? Faut-il qu’ils rendossent leurs rôles respectifs et troquent leur capacité de résistance et leur énergie révolutionnaire contre la promesse de lendemains qui déchantent ? Le mode d’emploi du passage à un État de droit est-il uniquement lisible par des technocrates ?
Aujourd’hui, il fait nul doute que tous les Tunisiens souhaitent ardemment une rupture avec les vingt-trois ans de « système Ben Ali » et plus de cinquante ans de dictature, mais à quel prix ? Pour être clair, certains ont tout à perdre d’une rupture radicale avec l’ancien régime, alors que d’autres ont tout à y gagner. D’où deux coalitions qui se font face. Ceux qui en appellent à une « démocratisation par étapes », susceptible de récupérer le « bon grain » de l’ancien régime, notamment dans les domaines économique et social. Les tenants de cette ligne « pragmatique » croient fermement au pouvoir des technocrates comme garants du processus démocratique, mais surtout comme acteurs centraux de la redynamisation économique du pays selon les canons de l’orthodoxie néolibérale du FMI, de la Banque mondiale et de l’Union européenne. En deux mots : la démocratie ne doit pas empêcher la Tunisie de rester la « bonne élève » des bailleurs de fonds internationaux. Du coup, après avoir chanté les louanges de la « révolution », les pragmatiques appellent leurs concitoyens à se remettre au travail afin de ne pas ternir le modèle de performance économique qu’est censée incarner la Tunisie, depuis la fin des années 1980 (début du Plan d’ajustement structurel).
À l’opposé, les démocrates radicaux, sans doute plus fragiles en raison de leur hétérogénéité politique, sociale et philosophique (des islamistes critiques aux démocrates laïques, en passant par les diplômés chômeurs et les nostalgiques de l’État providence), veulent poursuivre coûte que coûte la révolution démocratique, car ils ont le sentiment d’avoir toujours été les perdants de l’histoire. L’arrêt du processus révolutionnaire serait pour eux synonyme d’échec et surtout de retour à leur situation antérieure de domination. Ce n’est pas un hasard si l’on recense dans cette coalition de la « démocratie radicale » des figures aussi hétéroclites que les islamistes exilés, les démocrates de gauche jamais reconnus par le régime (Moncef Marzouki et Hamma Hammami en sont de bons exemples) et les jeunes issus des régions les plus défavorisées du pays (Nord-Ouest, Centre et Sud). En somme, la coalition des éternels perdants de l’histoire tunisienne.
Il est clair que les partisans de la coalition « démocratique sécuritaire » ont déjà une longueur d’avance. Ils ont un avantage idéologique de poids : le mythe de la stabilité et du « juste milieu » sur lequel a reposé pendant plus de cinquante ans le régime dictatorial de Bourguiba et de Ben Ali.
Vincent Geisser et Michaël Béchir Ayari sont chercheurs à l’Institut d’études et de recherches sur le monde arabe et musulman (Iremam) d’Aix-en-Provence.
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