Tony Montana, héros des cités

Nicolas Lesoult propose une lecture éblouissante de la banlieue à travers
le mythe de « Scarface ».

Jean-Claude Renard  • 24 février 2011 abonné·es
Tony Montana, héros des cités
© Génération Scarface, jeudi 3 mars, 21 h 35, France 5 (52’). Photo : Kobal / The Picture Desk

Après Howard Hawks, en 1932, Brian de Palma tournait en 1983 un remake de Scarface. Dans le rôle de Tony Montana, Al Pacino. Scarface, ou la grandeur d’un malfrat d’origine cubaine, sorti de la fange épaisse à la force du flingue – et surtout la force de vouloir s’en sortir. Sa décadence et sa folie, exprimées dans un bain de sang, n’y changeront rien : Montana a bel et bien marqué les esprits en banlieue, déclenché une ferveur sans comparaison avec aucun autre film. Un phénomène inoxydable, partie prenante de la culture des cités, trente ans encore après la sortie du film, d’une génération à l’autre.

« Scarface est un mythe, estime face caméra Michel Kokoreff, sociologue, parce qu’il représente l’ascension d’un pauvre d’un quartier de Cuba par le trafic au plus haut niveau. Celui qui n’était rien devient tout. » Pour quelques-uns des quartiers dits sensibles, « c’est leur cinéma » , avec des personnages qui font partie de leur vie, qui ont une influence. C’est tout le propos de ce documentaire exceptionnel de Nicolas Lesoult : démontrer combien Scarface, référence incontournable du bitume et du parpaing, est un prisme qui permet de mieux comprendre plusieurs générations des banlieues et le regard qu’elles portent sur la société française.

Si le rap livre une traduction et les clés de la cité, nombre de ses représentants se sont identifiés à Tony Montana, reprenant l’image du bandit d’honneur, d’un Robin des Bois du ghetto, faisant fi de sa fin tragique. L’identification tient à plusieurs titres : l’homme qui vient d’ailleurs et cherche à s’imposer, l’immigré brassant des liasses de billets. Le camp de réfugiés dans lequel arrive Montana vaut bien la cité où sont parqués les immigrés. Partant, il faut s’organiser, quitte à passer par n’importe quel acte. « Ces mains-là sont faites pour l’or, déclare Montana, d’abord réduit à bosser dans une baraque à frites à Miami, elles trempent dans la merde ! » Une phrase culte du film de Brian de Palma qui résume la frustration des banlieues. En somme, il ne faut rien attendre mais tout aller chercher. Affaire de reconnaissance, de ce besoin de reconnaissance exprimé tout au long du documentaire.

« Quand on ne fait pas partie du sérail, dit le réalisateur Laurent Bouhnik, également face à la caméra de Nicolas Lesoult, on est tous le petit bougnoul qui veut arriver à exister. » Des « bougnouls » qui ont deux fois plus faim. D’où l’expression de la violence. « On laisse le chien mourir de faim et, le jour où il mord, on le tue. S’il n’avait pas eu faim, il n’aurait pas mordu » , dit un habitant d’une cité. Mais quand on est acculé, dans l’exclusion, « s’il y a ce qu’il faut dans l’environnement pour faire du fric, tu y vas. À tes risques et périls » . Question de morale. « Tu as deux solutions , observe Alino, fondateur du label Hustlaz, soit tu donnes des ordres, soit tu obéis aux ordres. Si j’ai décidé de ne pas être un négro de seconde classe, ce n’est pas pour obéir aux gens, mais pour donner des ordres. On s’inspire de mecs comme Tony pour accéder au respect.   »

Figure du bien, figure du mal. Mais, avertit Michel Kokoreff, « on a tendance à considérer que le trafic peut enrichir une personne, sa famille, voire tout un quartier, alors que, dans la réalité observable, ce sont les smicards du business. Ce sont des petites mains qui gagnent, éventuellement, mais pas longtemps, pas beaucoup. C’est l’effet pervers du mythe de Scarface : penser que lorsqu’on s’engage dans le trafic, on va pouvoir s’enrichir. Lorsqu’on entend le ministère de l’Intérieur, les médias traditionnels ou Claire Chazal parler d’économie parallèle, cela redouble le mythe ».

Génération Scarface est doublement rythmé, ponctué de scènes du film de Brian de Palma, d’images de l’âpreté quotidienne des cités, entre racisme, chômage et expulsions, enrichi de témoignages de Swen 93 MC, graffeur ; de Kennedy, de Cryss et d’Esta Capitan, rappeurs ; de Reda Didi, de l’association Graines de France ; d’Olivier Cachin, écrivain et journaliste ; de Fred Musa, animateur de radio (Skyrock) ; ou encore de Claire Dixsaut, scénariste ; et de Nasredine Yahya, instituteur à La Courneuve. Dans la veine de la Tentation de l’émeute , remarquable film de Benoît Grimont [^2], Nicolas Lesoult propose ainsi une lecture éblouissante de la banlieue, originale, inattendue, pertinente, éclairante surtout. Avec son poids d’exclusion, ses espoirs, ses revendications, ses révoltes. Et ses mythes.

[^2]: Voir Politis numéro 1125.

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