Ces « suffragettes du voile »
Dans un livre lumineux, la Tunisienne Hélé Béji va à la rencontre de femmes voilées mettant en évidence l’aspect féministe de cette pratique, à contre-courant de la vulgate républicaniste.
dans l’hebdo N° 1142 Acheter ce numéro
Hélé Béji est agrégée de lettres. Elle est la fondatrice du Collège international de Tunis, qu’elle préside aujourd’hui encore. Elle appartient à cette génération de femmes tunisiennes qui ont vécu leur adolescence dans les années 1960 sous Bourguiba. Non seulement elle ne porte pas le voile, mais elle dit éprouver un malaise devant ces « visages blêmes bandés d’un suaire » trahissant comme « une plainte muette » . Autant dire qu’elle n’est pas vraiment une obscurantiste.
Dans cet interminable débat sur le voile islamique, on l’imaginerait volontiers du côté d’Élisabeth Badinter ou de Caroline Fourest. On la verrait bien faire chorus avec ce courant républicaniste du féminisme, sommant les porteuses de hijab de renoncer illico à leur bout d’étoffe ou de quitter la France, patrie de laïcité.
Mais Hélé Béji s’est défendue contre le préjugé et le dogmatisme. Elle a su penser contre elle-même. Et elle en a conçu un petit livre lumineux dont le titre dit déjà beaucoup : Islam Pride. Hélé Béji a fait ce que les idéologues redoutent par-dessus tout : elle est allée à la rencontre de jeunes filles et de femmes voilées, dans sa famille et au-delà. Elle en a tiré des enseignements qui heurtent la vulgate républicaniste, laquelle a alimenté le débat sur la loi de mars 2004. D’abord, le port du voile n’a pas le même sens dans une société où l’islam est hégémonique et dans un pays « ultradémocratique ». Ce qui affaiblit la portée de ces témoignages de femmes iraniennes convoquées par les médias pour faire la leçon aux jeunes musulmanes de nos banlieues. Ensuite, ce voile apparu dans notre société au cours des vingt dernières années n’est pas une résurgence de la tradition. Inutile donc d’aller en chercher le sens dans le Coran ou dans on ne sait quelle pratique ancestrale. Le voile d’autrefois se portait avec légèreté, posé sur la chevelure, qu’il ne cachait pas.
Son sens est à chercher dans le présent, c’est-à-dire dans le rapport à la société d’aujourd’hui. Il est érigé comme un « droit à la différence ». Il est porté de leur plein gré par l’immense majorité de ces femmes, et vécu comme l’affirmation d’une liberté. La liberté de signifier son appartenance à une tribu, celle des déshérités et des discriminés. Cela, alors que la « modernité » consumériste, celle de la mode et de la publicité, nous enjoint à tous de choisir notre tribu et d’en manifester la visibilité.
On n’est évidemment pas obligé d’adhérer au discours de ces femmes voilées. Hélé Béji, d’ailleurs, n’y adhère pas. Mais, à la différence des idéologues médiatiques, elle refuse de le déformer. Au fond, suggère-t-elle, leur affirmation identitaire n’est pas plus critiquable que les nôtres. Il arrive même que ce féminisme musulman rejoigne le féminisme républicain quand il s’agit de fustiger la transformation de la femme en objet sexuel, par la pub notamment, ou par certaines séries télévisées. « À l’extrême impudeur, écrit Hélé Béji, elles opposent l’extrême pudeur. » Et à la frénésie de l’individualisme, elles opposent l’identité de groupe. Ce féminisme musulman est un féminisme parce qu’il n’est pas la marque de la soumission à un mari, à un frère ou à un père, mais est – le plus souvent – vécu comme l’expression d’un combat contre une société patriarcale qui impose une certaine représentation de la femme.