Gustave Massiah : «Une nouvelle phase de la décolonisation»
Gustave Massiah montre comment les insurrections arabes résultent des contraintes sociales imposées par les pays du Nord. Il compare ces mouvements à ceux qui ont jadis chassé les dictatures en Amérique latine.
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Politis : Quel regard portez-vous sur les révolutions arabes ?
Gustave Massiah : Ces événements sont en rupture avec le passé et ouvrent de nouveaux possibles. La dimension nationale est déterminante, mais le fait qu’il y ait six ou sept révolutions ou insurrections – encore que le terme le plus juste serait Intifada – montre qu’il existe également une dimension régionale et mondiale. La dimension mondiale vient des conséquences des plans de sortie de crise mis en place par les régimes dominants, qui ont généré une certaine exaspération sociale. Le niveau de vie des couches populaires, les inégalités sociales de plus en plus criantes et l’augmentation du prix des denrées alimentaires expliquent cette exaspération.
Les insurrections mettent en avant trois questions : la question sociale, la question des libertés et celle de l’indépendance. Les clans familiaux au pouvoir dans le monde arabe depuis des décennies se sont construits sur un système de rente et de corruption. Cet état de fait a entraîné récemment le refus massif du peuple de se soumettre à ces oligarchies, mais a aussi créé des divisions au sein des classes dirigeantes. L’exemple le plus intéressant, c’est l’évolution du comportement des armées. Ces régimes autoritaires ont été mis en place par l’armée, mais, une fois au pouvoir, ils ont essayé de s’autonomiser et ont créé leurs propres milices. Cela permet de comprendre pourquoi, à un certain moment, l’armée a choisi de se démarquer du clan au pouvoir. Ce qui a été très clair en Tunisie et en Égypte.
Ensuite, il y a l’évolution des couches populaires. La précarisation a renforcé leur unité. Et il y a le développement de la question culturelle. Comme disait Aimé Césaire, « avant tout grand changement du monde, il y a un préalable culturel » . Dans pratiquement tous les pays du Sud, on a vu exploser le taux de scolarisation, modifiant profondément le fond culturel des couches populaires. Ce fort taux de scolarisation s’est traduit d’un côté par l’exode des cerveaux, qui ont toutefois conservé des liens avec leur société et l’ont alimentée avec toute une série d’idées et de connaissances. De l’autre côté, on a vu apparaître un phénomène massif de chômeurs diplômés. Ces derniers se sont saisis des nouveaux outils, des nouvelles cultures et des nouvelles formes de rapport entre liberté individuelle, ouverture sur le monde et nouvelles formes de fonctionnement collectif et social. Ces organisations ne sont plus celles des partis traditionnels, mais elles restent compatibles avec les anciennes structures du mouvement social, notamment le syndicalisme, comme on a pu le voir en Tunisie et en Égypte. On voit alors apparaître une réorganisation culturelle des couches populaires et de nouvelles formes de lutte des classes.
Que doivent faire les pays du Nord pour aider ce processus ?
Le grand écrivain camerounais Mongo Beti disait : « Que la France défende ses intérêts en Afrique, c’est normal, mais si la France veut aider les Africains, qu’elle les laisse tranquilles. » L’idée qu’on peut aider est une idée fausse. Aujourd’hui, ce qui est déterminant dans les rapports mondiaux, c’est le refus de la recolonisation matérialisée par le contrôle des matières premières et la question de l’accaparement des terres. D’ailleurs, ces insurrections populaires ont bien montré le rejet de régimes adoubés par l’Occident. L’Europe et les États-Unis avaient assigné à ces régimes quatre tâches : garantir l’accès aux matières premières (surtout énergétique), garantir les alliances militaires, comme avec Israël, contenir l’islamisme et maîtriser les flux migratoires. Ce ne sont jamais des objectifs qui vont dans l’intérêt des peuples du Sud.
Mais, tout de même, une autre politique est possible pour les pays du Nord, qui ne soit pas seulement cette gestion à courte vue de leurs intérêts…
Une autre orientation est possible dès maintenant en effet : celle de l’accès aux droits pour tous. Il faut organiser la production et les échanges autour de l’accès aux droits, et donc remettre la politique au centre de l’économie. On peut aller dans ce sens d’abord en redéfinissant ce que sont les droits fondamentaux. Il faut donner la priorité aux marchés intérieurs et réintroduire l’autonomie face au marché mondial. En favorisant notamment les services publics. Il ne s’agit pas de revenir à la grande opposition public/privé au sens État versus grand capital, mais plutôt d’explorer d’autres voies de socialisation, de contrôle citoyen et d’intervention publique sociale et collective. Sur cette question de l’accès aux droits, il peut y avoir une alliance assez large entre une partie des bourgeoisies nationales, étatiques, et les mouvements populaires. C’est d’ailleurs un peu ce qui se passe aujourd’hui dans les pays émergents. L’accès aux droits n’est pas la sortie du capitalisme, mais ça n’empêche pas de poursuivre le débat modernisation ou dépassement du capitalisme. Jaurès disait : « Le socialisme, c’est d’abord les rapports sociaux. »
Comment voyez-vous le développement de ces révolutions ?
Actuellement, elles ne sont pas en mesure de définir un programme. Pour l’instant, ces mouvements disent : « Laissons les anciennes formes politiques définir la manière dont elles vont gérer le pouvoir. Nous ne sommes pas capables de dire ce que nous voulons exactement comme politique, mais nous sommes capables de dire ce que nous ne voulons pas. » C’est d’une certaine manière le sens du fameux « Dégage ». C’est bien entendu une transition, mais c’est très intéressant par rapport aux anciennes formes d’organisation.
Je pense qu’on peut comparer ces révoltes à ce qui s’est passé en Amérique latine, il y a trente ou trente-cinq ans. Il y avait aussi des dictatures, et des mouvements populaires extrêmement puissants ont fait tomber ces dictatures. Cela s’est traduit par des nouveaux régimes un peu plus démocratiques. Les bourgeoisies nationales ont en général fini par prendre le contrôle, et elles ont mis en place des systèmes avec un peu de redistribution et beaucoup plus de croissance. Et les États-Unis se sont adaptés. Ils ont réussi à avoir des démocraties « sous contrôle ». C’était la politique de Jimmy Carter durant sa présidence [1976-1980, NDLR], reprise actuellement par Barack Obama. On pourrait dire : ce n’était qu’une révolution bourgeoise, mais si on regarde l’Amérique latine aujourd’hui, ces démocratisations ont permis l’émergence de nouveaux mouvements sociaux. Ces mouvements se sont traduits par des régimes politiques différents selon les pays, mais il y a eu un mouvement de transformation sociale extrêmement large. Et, pour moi, c’est un peu ce qui se passe dans l’ensemble des pays du Maghreb. Cette évolution sera longue. On ne parle pas de trois ou quatre ans mais plutôt des trente prochaines années.
Je pense que la double crise du néolibéralisme et du capitalisme ouvre une nouvelle phase de la décolonisation. La première phase caractérisée par l’indépendance des États, dans les années 1960, a été cassée par le néolibéralisme en 1980, après le deuxième choc pétrolier. C’est le G8 qui a organisé la crise de la dette avec les programmes d’ajustement structurel, mettant ainsi en crise la décolonisation. Et maintenant nous sortons de cette crise et entrons dans une nouvelle phase de décolonisation qui n’est pas complètement définie. Elle passe par l’apparition des pays émergents sur la scène géopolitique : ils comptent désormais politiquement et culturellement.
Cette phase passe aussi et surtout par les résistances populaires et le développement du mouvement altermondialiste, des forums sociaux mondiaux, qui montrent la convergence de tous ces mouvements qui contestent et qui portent en même temps les idées de liberté, d’indépendance et d’écologie… Si nous voulons aider, il faut que nous prenions conscience de l’importance de cette nouvelle phase de la décolonisation. Elle porte non pas l’idée de l’indépendance des États, mais l’idée plus profonde de l’autodétermination des peuples.