La gomme magique

Thierry Illouz  • 31 mars 2011 abonné·es

Nous sommes des archéologues, des chercheurs torche en main, des spéléologues qui descendons sans cesse fouiller les recoins de nous-mêmes, chercher l’origine des sensations, des passions, des émotions. Alors je m’y mets, j’inspecte le moment de la lecture, le moment premier, celui qui inscrit, le fondement.

Je pars, je repars, je remonte autant que je peux jusqu’à retrouver une trace de cette possession de lire, de cette découverte.
L’âge précis j’en doute, mais c’est très tôt, vraiment, quatre ans et demi, cinq ans pas plus, aussitôt que les mots sont sortis du flou, du fatras noir aligné dans les livres, aussitôt que leur assemblage a pris sens.
Cet événement de l’apparition des mots, je ne le date pas exactement, mais je le repère en moi, je le retrouve, vous le connaissez, ce moment où soudain cela vient, cela nous est offert, donné, cela apparaît, ce monde à portée de regard, ce monde qui tout à coup s’élucide et ouvre des chemins, des vertiges, des joies.

Je ne l’oublierai pas, cet événement, et je n’oublierai pas surtout le premier livre lu.

Cela s’appelait la Gomme magique. Pourquoi cela s’est-il si profondément gravé en moi, alors que tant de livres lus depuis ont laissé si peu de trace ou ont été totalement oubliés ? Pas celui-là, ni sa couverture aux couleurs fortes, aux illustrations vives et drôles, ni ses pages elles-mêmes, aux caractères larges faits pour la découverte de la lecture, pour ces petits yeux curieux, hésitants mais déterminés dans leur travail de déchiffrage, dans leur combat pour franchir l’obstacle du mystère, la frontière entre ces moments obscurs et ces moments de lumière.
Si le mot révélation a un sens dans nos vies, dans nos histoires, révélation au sens d’une nouveauté radicale, d’un bouleversement absolu, l’instant de la lecture est de ceux-là.

Je me revois assis auprès d’une grand-mère chérie comme seules les fées les inventent, une grand-mère de conte, aux cheveux en chignon, aux yeux noirs, aux mains rassurantes, à la voix de sucre, je me revois dans cet appartement chaleureux ciré, et doux, dans ce silence à peine ému par l’élancement régulier d’un carillon encore logé dans le creux de mon oreille. Est-ce cela, une oreille interne ?

Je me revois, l’image me gagne, je la reconquiers dans mon expédition d’aventurier, je la ramène ici et maintenant, l’image de moi assis tout petit enfant en train de lire chez une grand-mère adorée, en train d’apprendre un plaisir sans pareil, le plaisir de l’histoire qui ne nous est pas racontée, qui ne nous est pas déversée, le plaisir d’une histoire gagnée pied à pied, une histoire arrachée par nos propres yeux au secret de la page, des personnages soudain découpés, dessinés sous notre regard, dont le nom se découvre et se répète, syllabe par syllabe comme des codes, comme des formules qui les font surgir, qui les appellent, des décors dont la description se détache soudain du dessin qui les accompagne pour en livrer des détails infimes, des trésors invisibles, des adjectifs qui viennent comme des clés formidables agrandir l’histoire, étendre la sensation, éveiller l’intérêt.

La petite voiture du héros, son bonnet, sa maison, tout cela qui devient si proche, si réel, simplement par le détour incroyable du mot, tout cela qui déjà se glisse en moi et revient sur cette peur encore imprécise d’être seul, d’être perdu, tout cela qui assure que le monde ne sera pas vide et incompréhensible, que le monde est peut-être accessible par cette porte entrouverte, que la lumière s’y faufile.

Et le livre qui avance, dont les pages une à une se tournent et disparaissent après qu’elles ont accompli leur fonction de dire, de raconter, de donner à voir, à entendre, à sentir puisque tout y est, le bruit, la couleur, le goût, le toucher même, puisque tout y est déroulé, déplié, offert comme un cadeau.

Les pages dont on apprivoise le cadre, dont on observe impatient et curieux la progression de leur numérotation.
Je posais mon doigt au début sous la ligne, je le faisais coulisser sous l’arrangement des mots comme un curseur tendu, fébrile, excité, j’entrais par ce geste dans le livre lui-même, je faisais corps avec lui. Le livre est d’abord une expérience du corps.

Déjà j’expérimentais cet accaparement total, cette fusion entre le lecteur et l’histoire, déjà j’éprouvais ce décollement, cette disparition paradoxale qui nous soustrait, nous isole et pourtant nous relie plus que jamais au monde.
Plus tard, bien plus tard, rompu à cette habitude de la lecture mais installé dans le même état, dans la même suspension, je connaîtrai une étrange expérience, assis au milieu de l’été, fenêtre ouverte, absorbé encore par cet émerveillement reconduit de la trace des mots, enfermé dans une lecture éblouissante, j’écraserai sans même m’en apercevoir une abeille entre mes doigts, sans même ressentir l’instant de la piqûre, anesthésié par la même sensation, la sensation de mes cinq ans. Une gomme magique.

Digression
Temps de lecture : 5 minutes