Le néolibéralisme occupe le terrain
Le programme de développement voulu par l’Autorité palestinienne néglige des aspects essentiels de la vie des habitants des territoires. Un reportage de Clémentine Cirillo-Allahsa.
dans l’hebdo N° 1146 Acheter ce numéro
De Jénine, il fallait jadis couper à travers les pentes rocailleuses et les oliviers pour atteindre Naplouse, la ville aux huit check-points. Aujourd’hui, le taxi file sur le bitume refait à neuf, luisant sous un soleil étincelant. Vues de la route, les conditions de vie semblent s’être améliorées. Selon certains, c’est un effet des réformes mises en œuvre par le Premier ministre, Salam Fayyad. Pour d’autres, un simple leurre. Car, sur le terrain, le plan de développement divise davantage qu’il ne rassemble, laissant de côté certains secteurs qui auraient dû être prioritaires, comme l’emploi, la santé ou l’éducation. En ce printemps 2011, année qui pourrait être celle de la proclamation unilatérale d’un État palestinien, la majeure partie de la Palestine reste sur le bord de la route.
« Pour la première fois, nous avons connecté le plan avec le budget de façon moderne, c’est un grand pas ! Créer des emplois, améliorer le bien-être des gens pour qu’ils ne partent pas : tout cela, l’économie peut le faire » , annonce Samir Abdullah, ancien ministre de la Planification et directeur du MAS, l’institut palestinien de recherche en politique économique. Un enthousiasme que Sabree Saidam, cadre dirigeant du Fatah et conseiller de Mahmoud Abbas, partage mais nuance. Pour lui, ce plan est avant tout une « promesse au peuple palestinien ; il impulse une dynamique pour préparer les institutions et les infrastructures de l’État, et pour la fin de l’occupation » . Mais, de son propre aveu, « il reste incomplet, et nous devrions juger davantage les résultats que les intentions ».
Comme le constate Mustafa Barghouti, membre indépendant du Conseil législatif palestinien, « il y a de bonnes choses en ce qui concerne les projets d’infrastructure [^2] et l’accès à l’énergie, ou encore l’établissement d’un système financier clarifié, mais les disparités territoriales sont plus importantes que jamais » .
Gaza et Jérusalem, ainsi que de nombreux îlots sous administration israélienne en plein cœur de la Cisjordanie, les fameuses zones C, sont toujours soumis aux mêmes restrictions. Et certaines communautés, en première ligne desquelles les réfugiés, ont désormais une sombre vision de l’avenir. Au-delà des apparences, la donne politique consacre une nouvelle division de la Palestine entre quelques territoires où subsiste un fragile espoir et les 60 % du pays pour lesquels nulle amélioration n’est envisageable en raison de l’occupation.
À l’entrée ouest de Naplouse, comme sur toute une partie du réseau routier palestinien, un panneau indique que la route a été « aménagée grâce aux fonds de l’Usaid » . Les maisons en ruine, stigmates de la dernière Intifada, ont disparu au profit de buildings, et les impacts de balle ont été recouverts d’un nouveau crépi. Dans l’ancienne capitale économique du pays, l’activité de la mi-journée laisse à penser que le boom de la Palestine n’est pas une fable. Miracle ou mirage, le nouvel essor commercial a été rendu possible en 2009 par la réouverture de certains check-points israéliens, arrachée par l’Autorité au prix de l’abandon de toute résistance armée. Sur les façades de la grand-place, à l’entrée de la vieille ville, les enseignes de banques ont remplacé les portraits des martyrs.
« On nous parle chaque jour du secteur privé , constate Youssef Abdel Haaq, professeur en économie du développement à l’université Al Najah de Naplouse, mais nous savons que les États en construction, Israël lui-même lorsqu’il s’est établi, dépendent du secteur public. Jamais une économie, dans un pays occupé, ne s’est bâtie sur le libre marché. Salam Fayyad dit vouloir soutenir le peuple : voilà qui est contradictoire avec une économie libérale ! » « De plus, poursuit-il, les politiques sociales sont excessivement faibles. Sur ce point, les donateurs sont responsables. Il existe une chose bien plus indispensable que les grosses cylindrées de la police ou de nouveaux bâtiments pour un ministère : les besoins élémentaires des gens. » Le système palestinien souffrirait donc d’un manque de coordination des donateurs et des ONG, qui restent à l’écart des véritables secteurs prioritaires.
À 24 ans, Samir est, comme beaucoup, chauffeur de taxi. Faute de moyens, il a interrompu ses études et travaille également à mi-temps comme comptable, sans pouvoir joindre les deux bouts. « Nous avons besoin de travail, sinon il ne reste qu’à partir. » Même si le taux de chômage a légèrement baissé ces deux dernières années, les jeunes restent les plus exposés, notamment dans les zones rurales et les camps de réfugiés, sans politique de l’emploi ni aide sociale. Nombreux sont ceux qui partent vers les lumières de Ramallah, où ils seront serveurs ou maçons.
Parallèlement, tout en invoquant les besoins du secteur privé et les perspectives de recrutement qui vont avec, l’Autorité construit de nouveaux quartiers aux murs crénelés pour ses forces de sécurité, de Naplouse, Jénine ou Jéricho.
Soutenu par Israël et l’ensemble de la communauté internationale, dont l’Europe, qui finance nombre de projets de coopération policière, le dispositif sécuritaire est sans nul doute la réalisation la plus aboutie du plan de réforme. Objectif prioritaire « visant à créer un environnement stable propice aux investissements » , précise Samir Abdullah, il a été complètement refondé en réformant aussi les hommes. Les anciens officiers, idéologiquement marqués et témoins d’un autre temps, ont été mis en retraite anticipée et remplacés par des jeunes, déracinés de leurs villages d’origine pour éviter tout conflit d’intérêt, sans diplômes ni affiliations politiques, plus malléables et moins rémunérés.
À l’instar d’une grande partie de l’opinion publique, Mustafa Barghouti regrette que 34 % du budget soient ainsi destinés à la sécurité et critique « des allocations disproportionnées » . Car, dans le même temps, l’accès à l’enseignement secondaire est de plus en plus problématique. « Le système éducatif est totalement capitaliste , reprend Youssef Abdel Haaq, les 22 000 étudiants d’Al Najah paient près de 700 dollars par semestre. » Ainsi, les universités palestiniennes bouclent leur budget grâce à des frais de scolarité élevés et manquent toutes d’enseignants. Avec le système de bourse actuel, moins de 25 % des inscrits peuvent prétendre à une aide. « Nous avons essayé de faire passer une loi concernant des prêts étudiants , précise Mustafa Barghouti, cela aurait coûté moins de 3,5 % du montant total de l’aide étrangère perçue par l’Autorité et aurait permis de libérer les étudiants du système actuel du clientélisme et du népotisme. Mais elle n’a pas été approuvée. » À l’heure de la pause-déjeuner, des étudiantes aisées viennent dépenser leur argent de poche dans les boutiques chics.
À quelques encablures, des gamins dépenaillés du camp de réfugiés de Balata vendent aux passants des autocollants imprimés de lignes pieuses. Un fossé social qui ne cesse de se creuser, comme mis en lumière par les néons de la ville. Ces dernières années, les prix à la consommation ont grimpé en flèche, entraînant nombre de familles en dessous du seuil de pauvreté. La moitié des foyers palestiniens (sur la base de six personnes) vivraient aujourd’hui avec moins de 500 dollars par mois, dans un pays où le coût de la vie s’envole, les produits alimentaires ayant augmenté de près de 50 % en six ans. Imperturbables, les vendeurs ambulants poussent leur chariot fumant de falafels et de fèves chaudes jusque devant l’entrée décrépie de l’hôpital public.
À l’intérieur, dans une salle vétuste, les patients attendent, dossier médical sous le bras, l’appel de leur nom. Sur les murs à la peinture écaillée, une affiche aux couleurs de l’Autorité évoque les gestes à faire pour lutter contre le H1N1, et un tensiomètre antique témoigne du manque de moyens d’un secteur qui connaît également une grave hémorragie de postes. Alors que l’assurance gouvernementale ne couvre pas 40 % de la population palestinienne, Mustafa Barghouti, médecin avant tout, insiste : « Nous avons besoin d’une couverture maladie universelle, et la plupart des organisations de la société civile et des groupes parlementaires émettent beaucoup de réserves à propos de la réforme telle qu’elle a été proposée, car elle ne prend en compte ni le statut de réfugié ni celui des habitants de Jérusalem. » Des choix économiques qui laissent de côté l’essentiel. « Le plan aurait dû être davantage sensible aux besoins des gens , ajoute-t-il, et plus à l’écoute de ceux qui sont menacés par les colonies ou le mur, notamment la communauté agricole. »
Abandonnant le vacarme d’une horde de taxis jaunes bloqués au carrefour, la route glisse vers le sud entre les panneaux publicitaires. Deux check-points et quelques kilomètres plus loin, Burin, petit patelin de trois mille âmes, se niche au creux de la vallée, enclavé entre des colonies citadelles. Ici, la route n’a pas connu la bitumeuse depuis un moment. Le silence est juste troublé par le claquement des drapeaux rouges du Front populaire pour la libération de la Palestine hissés sur les pylônes électriques, et les cris des garçons qui disputent un match de foot dans la cour de l’école. Un minaret inachevé attend son heure : la construction de la mosquée a été interdite par les autorités d’occupation. Tout comme celle du stade, soutenue pourtant avec enthousiasme par Salam Fayyad.
Sous haute surveillance, dans le parfum de miel qu’exhalent leurs narguilés, quelques hommes accoudés à un muret regardent passer les jeeps de l’armée israélienne qui sillonnent constamment la zone. La tension est palpable, et l’insouciance des étudiantes de Naplouse semble loin. Sur les 33 000 dunums [^3] de cette commune agricole, 14 000 ont été pris par Israël pour y établir implantations civiles et camps militaires. En 2010, près de 1 700 dunums d’oliviers ont été volontairement incendiés ou coupés par les colons, dessinant une curieuse mosaïque sur les pentes couvertes de verdure autour du village. En tenant sa casquette pour que le vent ne l’emporte pas, Bassem monte la côte qui mène à sa maison familiale, tout en scrutant les alentours d’un œil méfiant. « Ils sont venus tout casser, explique-t-il, et chaque fois que nous essayons de venir remettre en état, ils descendent, parfois armés, pour nous chasser. »
Sur le mur de façade, quelques mots s’affichent : « Israël, forteresse du monde ». « Même si nous en avons la force, nous n’avons plus les moyens de venir encore et encore pour tout recommencer de zéro » , reprend Bassem. Puis il demande : « Que fait l’Autorité pour nous aider à rester sur nos terres et dans nos maisons ? Pour les empêcher de tout prendre ? » Alors que le taxi s’éloigne entre les cyprès qui bordent la route, le village disparaît peu à peu derrière la colline. Au carrefour, les plaques d’immatriculation blanches et jaunes des véhicules palestiniens et israéliens se croisent ou se dépassent, feignant de s’ignorer.
À une heure de là, Ramallah. À l’ombre des tours de contrôle israéliennes, la ville phare du développement économique de la Palestine, fief de l’Autorité de Salam Fayyad et de Mahmoud Abbas, étale ses immeubles résidentiels, ses vitrines et ses bars branchés au-delà des files de voitures, des gravats et du mur couvert de graffitis du check-point de Qalandia. Quelque part dans une rue qui jouxte la Muqata, siège de l’Autorité, le Plazza Mall, centre commercial rutilant et hors de prix, affiche une opulence décomplexée. Des garçons y regardent tourner sur son podium une BMW à gagner par un quelconque jeu de hasard.
Au bar du Zaïn, près du théâtre Kasaba, en plein cœur de la ville, Fida, une jeune Arabe de Haïfa, vient de reprendre l’affaire. « J’ai la nationalité israélienne, mais, pour moi, la vie est plus tranquille ici » , explique-t-elle en servant un verre à deux jeunes en smoking noir. À une table, Tahir, graphiste et vendeur de tabac né à Amman, en Jordanie, qui vient de se réinstaller à Ramallah avec son père, un chef d’entreprise travaillant dans le bâtiment. Il évoque pêle-mêle histoire de cœur, future voiture et prochain voyage aux États-Unis, profitant de sa dernière soirée en Palestine avant de partir fêter l’Aïd avec ses cousins de l’autre côté de la frontière.
De cette jeunesse-là à celle du camp de réfugiés, à moins d’un kilomètre, le fossé se transforme en gouffre. En sortant de Ramallah par le nord, la route passe entre des collines aux villas bourgeoises, jusqu’à Jalazone. Là, les espoirs vont, viennent et s’évaporent. Ahmad, la trentaine, est, comme la plupart des 17 000 habitants du camp, originaire d’un village près de Jaffa. « Quoi que Salam Fayyad puisse faire pour nous, il ne nous ramènera pas la mer » , déclare-t-il avec émotion, résumant en quelques mots le sort fait par la politique de réforme à la question du droit de retour des réfugiés, exclu de tout agenda. « Il a promis d’améliorer les choses, souligne le jeune homme, mais l’architecture de son plan ressemble fort à celle de nos maisons du camp : des constructions mal assurées, entassées les unes sur les autres et sans véritables fondations. » En s’engageant dans les ruelles défoncées, l’odeur des poubelles qui n’ont pas été déblayées pendant trois semaines flotte encore.
Tributaires pour la plupart des services essentiels de l’UNRWA, l’agence des Nations unies en charge des quelque 4,7 millions de réfugiés palestiniens dans les territoires occupés et les pays voisins, qui connaît un mouvement de grève, les habitants ont dû faire le travail eux-mêmes. Des enfants déboulent en courant sur l’artère centrale, leur seul terrain de jeu, évitant de justesse le pare-chocs d’une voiture : ils n’ont plus école car la grève concerne tout le personnel de l’agence, dont le budget est déficitaire. Des vacances impromptues qui ne sont pas les premières cette année. Bien que les habitants du camp ne s’affirment pas prêts pour une nouvelle Intifada, il est clair que, « sans solution politique, ça finira par exploser, prédit Ahmad. C’est une loi physique » .
En attendant, un danger nouveau guette la Palestine et les Palestiniens : la possible désagrégation du lien social et de la solidarité. « Les colons avancent groupés , relève Youssef Abdel Haaq, nous devons l’être aussi. »
[^2]: Sur les 1,8 milliard de dollars versés par les donateurs au dernier budget, 700 millions ont ainsi été alloués à des investissements lourds, les 1,1 milliard restant pourvoyant aux dépenses courantes de l’Autorité, frais de fonctionnement des ministères et salaires.
[^3]: Un dunum égale 1 000 mètres carrés.