« Les termes du débat gouvernemental sont biaisés »

Pour le sociologue Michel Wieviorka, le multiculturalisme repose sur l’articulation démocratique entre la reconnaissance des particularismes culturels et le respect des valeurs universelles.

Olivier Doubre  • 10 mars 2011 abonné·es
« Les termes du débat gouvernemental sont biaisés »
© Pour la prochaine gauche, éd. Robert Laffont, « Le monde comme il va », 298 p., 21 euros.

Politis : Vous écrivez que le multiculturalisme se présente comme un ensemble de dispositions « destinées à répondre à la question “Pourrons-nous vivre ensemble, égaux et différents ?” ». Est-ce votre définition d’un idéal multiculturaliste ?

Michel Wieviorka : Le multiculturalisme n’est pas le fait qu’une société soit multiculturelle – puisqu’elles le sont toutes ! On peut donc le définir ainsi : « l’effort » pour articuler – et non pas opposer – les valeurs universelles du droit et de la raison, et la reconnaissance, y compris dans l’espace public, des différences culturelles. Pour aller plus loin, on pourrait dire que le multiculturalisme se tient à distance de deux dangers : le communautarisme, qu’il ne s’agit en aucun cas de flatter, et l’universalisme abstrait, c’est-à-dire l’appel aux valeurs universelles, qui ne correspond absolument pas à ce qui se passe dans la réalité des sociétés contemporaines. En rejetant ces deux perversions, le multiculturalisme essaye d’articuler deux registres que l’on a trop tendance à opposer : les valeurs universelles et les particularismes. Il n’est ni l’un ni l’autre uniquement, mais bien l’effort pour les concilier. On respecte les particularismes, mais on refuse les dérives, non pas communautaires mais communautaristes, comme la soumission de la femme ou le choc des identités, et plus largement la soumission des individus au groupe et à ses leaders. Et on n’accepte pas non plus les discours incantatoires sur les valeurs républicaines, supposées être la réponse à tous nos problèmes, sans penser un instant aux moyens nécessaires pour rendre cette réponse effective.

Quel regard portez-vous sur le prochain débat voulu par l’UMP
sur la laïcité versus l’islam ?

Ce qui se passe est très intéressant et me semble valider complètement mes analyses. Il faut souligner que le multiculturalisme n’est en aucun cas le traitement de la question religieuse, mais celui de la question culturelle. Évidemment, le culturel et le religieux se chevauchent souvent, et il n’est pas toujours facile de dire si l’on est du côté du religieux (des croyances, de la pratique, etc.) ou du côté de la culture (des façons de penser le monde, mais aussi de s’habiller, de se nourrir, etc.) : les limites ne sont pas toujours claires. Or, ou bien on fait du multiculturalisme, ou on n’en fait pas. De même pour traiter de la religion : ou on promeut la laïcité, ou on ne le fait pas. Mais ce n’est pas la même chose ! Une fois que vous avez retiré la question de l’islam du débat français aujourd’hui, que reste-t-il si on ne veut pas du multiculturalisme ? La question des homosexuels ? La question régionale ? Peut-être la question juive (encore qu’il y ait là une dimension religieuse, mais pas seulement) ? Je ne dis pas que toutes ces questions sont secondaires, mais on sait bien que ce ne sont pas celles qui obsèdent le débat politique. En revanche, si on s’intéresse à l’islam, cela mérite un examen sérieux, une réflexion et des propositions d’action. Mais pas dans n’importe quelles conditions, en tout cas certainement pas dans les conditions proposées par le gouvernement. J’ai consacré un chapitre à ce que j’ai appelé la « post-laïcité », qui renvoie justement à la question de l’islam, puisque l’islam relève d’abord du champ religieux (même s’il y a aussi des dimensions culturelles). Or, la laïcité en France s’est imposée avec la fameuse loi de 1905 pour assurer la séparation des Églises et de l’État. Aujourd’hui, le problème n’est absolument pas la séparation de l’islam et de l’État, mais celui de la place de l’islam dans la société française. Il ne s’agit pas de séparer, mais plutôt d’intégrer, ou du moins de trouver une place. On voit donc bien combien les termes du débat voulu par le gouvernement sont biaisés !

Vous insistez aussi sur la question des statistiques ethniques, pour l’instant refusées en France par une bonne partie de la classe politique. Là encore, selon vous, le débat est mal posé…

C’est le moins que l’on puisse dire ! Ce débat est à la fois perverti et largement grossi. Il est certes important, mais beaucoup moins fondamental que ce que l’on croit. Et il est perverti déjà dans les termes, car il s’agit de mesurer toutes sortes de choses mais pas du tout l’ethnicité ! C’est d’emblée, en le nommant ainsi, une manière de disqualifier une position. Personne ne demande un recensement de type ethnique. Il n’y a donc pas lieu de l’évoquer ! Ensuite, personne ou presque ne refuse qu’il y ait pour des groupes particuliers, sur la base d’initiatives qui peuvent être privées (un journal, une association, etc.), des études où une population se compte ou est comptée (avec son accord), et où l’on mesure en même temps les discriminations dont elle est victime. Des études ponctuelles et limitées ne font pas problème. Il y en a plein, d’ailleurs, que personne ne conteste dans leur existence en tout cas : sur les Juifs, sur les Noirs, sur les homosexuels… Je ne pense donc pas que le problème soit nul. Il existe mais est beaucoup plus limité qu’on le dit : le principal problème, selon moi, est de savoir si l’on peut avoir des études limitées sans avoir un référentiel général.

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