Libye : « Cette intervention est une nécessité regrettable »
Une intervention sur résolution de l’ONU, adoptée le 17 mars, a évité le carnage programmé à Benghazi. Le flou subsiste sur les objectifs de la coalition et notamment sur le sort réservé à Kadhafi. Après quatre jours, les divergences se creusaient au sein de l’Union européenne. Entretien avec Pascal Boniface.
dans l’hebdo N° 1145 Acheter ce numéro
Politis : Pourquoi, selon vous, fallait-il intervenir en Libye ?
Pascal Boniface : Parce que nous étions à la veille d’un massacre annoncé. Kadhafi et ses fils avaient promis de massacrer tous les insurgés. Éviter cela à toute une population, civils ou insurgés en armes, paraît tout de même un motif suffisant pour une intervention. Donc, oui, cette intervention, votée par les uns et acceptée par les autres qui se sont abstenus au Conseil de sécurité de l’ONU, était tout à fait justifiée [^2]. À la double condition cependant que l’on reste dans le cadre strict du mandat délivré par l’ONU, c’est-à-dire, d’abord, qu’il ne s’agisse pas seulement d’une opération occidentale, et ensuite qu’il s’agisse bien de sauver la population, et non de tuer Kadhafi. Cette intervention constitue ce que j’appellerais une nécessité regrettable.
Mais ce mandat limité peut-il permettre aux insurgés de reprendre le dessus dans leur combat contre Kadhafi sans que celui-ci soit éliminé ?
On peut penser que la limitation de ce mandat est regrettable, mais si on allait au-delà on entrerait dans une zone diplomatique tout à fait trouble. Cette révolution démocratique arabe doit être interne. Il faut à tout prix éviter de donner l’impression qu’elle est conduite par les pays occidentaux, comme ce fut le cas de l’intervention anglo-américaine en Irak, en 2003, dont on a vu le pseudo-caractère démocratique… Le mandat est destiné à éviter un massacre, et c’est pour cela que les pays qui se sont abstenus n’ont pas voté contre. Au passage, je ferai observer que les partisans du droit d’ingérence ont toujours expliqué qu’il n’y avait que les dictatures qui lui étaient hostiles. Or, on constate que le Brésil et l’Inde, qui sont considérés comme des pays démocratiques, sont également hostiles au droit d’ingérence.
Dans ce cadre limité, peut-on imaginer que les coups portés à Kadhafi seront suffisants ?
Il est probable que l’offensive de Kadhafi sera endiguée. Il est beaucoup moins certain que les insurgés pourront, après l’opération, regagner le terrain perdu. On risque donc d’arriver à une sorte de statu quo. Sur le moyen terme, des sanctions internationales seront sans doute indispensables pour accélérer son isolement et encourager les défections dans son camp.
Que pensez-vous de l’objection selon laquelle les insurgés libyens, très tôt armés, ne seraient pas de même nature politique que les pacifistes tunisiens et égyptiens, et que l’on devrait nourrir à leur égard davantage de méfiance.
Il est vrai qu’ils se sont rapidement armés. Mais c’est évidemment parce que la riposte de Kadhafi a été immédiatement violente. Les milices et les services de police ont tout de suite tiré. On est ici dans une situation de guerre civile créée par Kadhafi.
Si l’opération militaire internationale s’arrête rapidement, ne faudra-t-il pas la compléter par des envois d’armes aux insurgés ?
On peut penser que ces mouvements sont déjà engagés. Mais cela ne pose pas les mêmes problèmes qu’une opération internationale de l’envergure de celle que nous connaissons actuellement.
Beaucoup comparent la situation actuelle à celle du Kosovo, lorsqu’en 1999 l’Otan a entamé une campagne de bombardements contre la Serbie [^3]. Cette comparaison est-elle pertinente ?
J’étais réticent à propos de l’intervention au Kosovo parce qu’il n’y avait pas de mandat international. C’était une guerre occidentale, dont on voit d’ailleurs les résultats aujourd’hui. On a fini par mettre en place un État dirigé par une équipe de mafieux. Et cette guerre qui était destinée à arrêter l’épuration ethnique l’a en réalité accélérée. L’autre motivation, côté américain, était de montrer que l’Otan, cinquante ans après sa création, avait encore une utilité. Et puis le contexte était très différent. Les Kosovars subissaient une agression. Mais eux aussi agressaient des Serbes.
Si l’on intervient en Libye, comment expliquer que l’on abandonne à leur sort les insurgés de Bahreïn ?
On sait très bien que le discours est à géométrie variable, et que, derrière des apparences de morale, ce sont des intérêts qui sont en jeu. Le régime à Bahreïn est pro-occidental, ce qui n’a jamais été le cas de Kadhafi, malgré les efforts qu’il a pu consentir à certaines périodes. Mais, cela, c’est une mauvaise raison de traiter Bahreïn différemment que la Libye. Il y a une bonne raison, c’est que nous ne sommes pas en présence à Bahreïn d’une menace de répression aussi massive, avec une ville entière assiégée.
Le rôle des États-Unis n’a pas toujours paru très clair dans cette affaire. Comment l’expliquez-vous ?
Ils n’ont pas voulu prendre le leadership diplomatique de cette opération en Libye parce qu’ils ont déjà deux chantiers militaires en Irak et en Afghanistan. Inévitablement, ils ont pris la tête des opérations militaires une fois que celles-ci ont débuté, mais ils ont veillé à rester en retrait pendant toute la phase diplomatique.
Doit-on en déduire que les États-Unis ont instrumentalisé Nicolas Sarkozy, le projetant volontairement à l’avant-scène pour ne pas apparaître, eux, au premier plan ?
Je crois que Sarkozy n’a besoin de personne pour se projeter à l’avant-scène.
[^2]: L’Allemagne, le Brésil, la Chine, l’Inde et la Turquie se sont abstenus.
[^3]: Les opérations militaires ont débuté le 24 mars 1999 sous la direction de l’Otan. Au total, 58 574 missions aériennes ont été effectuées en 78 jours.
Pascal Boniface et directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), est favorable à l’opération militaire en Libye dans le strict respect du mandat de l’ONU.