«Nous, Princesses de Clèves» : des filles de l’être
Dans Nous, Princesses de Clèves , un documentaire de Régis Sauder, des adolescents défavorisés évoquent leurs manques et leurs espoirs à travers un grand roman de la littérature française.
dans l’hebdo N° 1146 Acheter ce numéro
« La magnificence et la galanterie n’ont jamais paru en France avec tant d’éclat que dans les dernières années du règne de Henri second. » Dans cette phrase inaugurale de la Princesse de Clèves , se manifestent d’emblée l’esprit et la langue du Grand Siècle. C’est pourtant cette œuvre, considérée comme le premier roman moderne de la littérature française, qu’une professeure de français du lycée Denis-Diderot, situé en ZEP dans les quartiers nord de Marseille, a donné à étudier à sa classe de première, et ce malgré « l’exigence de ce texte » , comme elle le dit dès le générique.
Aurore, Cadiatou, Abou, Manel, Mona, Albert, Wafa, Laura… sont ainsi les protagonistes de Nous, Princesses de Clèves . Mais pas en tant qu’élèves se confrontant à l’étude d’un chef-d’œuvre du patrimoine littéraire. Le documentaire de Régis Sauder ne porte pas sur l’école. Ce que montre ce film est beaucoup plus rare : c’est l’appropriation par des jeunes d’aujourd’hui d’un texte vieux de plus de trois siècles, c’est ce que celui-ci révèle en eux, et l’ébranlement intime qu’il provoque ; c’est donc aussi en quoi la Princesse de Clèves a gardé toute son actualité.
Les chefs-d’œuvre ne prennent pas la poussière, dit-on. Mais, trop souvent, cette idée n’est que pure affirmation, volontariste et surplombante. Ici, pour ce qui concerne le texte de Mme de La Fayette, la preuve en est donnée de façon concrète, physique, incarnée. Inversement, l’anti-intellectualisme décomplexé dont il est un promoteur efficace a pu faire dire à Nicolas Sarkozy, il y a quelques années, que la Princesse de Clèves était « inutile pour une guichetière » . Si tant est que la notion d’utilité ait une quelconque pertinence à propos d’une œuvre d’art, cette phrase « historique » renseigne surtout sur son auteur.
Il n’y a qu’à entendre la façon dont les adolescents disent ce texte, face caméra ou en voix off, alors qu’on les voit dans leur quotidien ou en situation de jeu, comme des comédiens : rien de scolaire dans leur intonation, aucune de ces affectations qui trahiraient une assimilation forcée. Avec leur accent marseillais plus ou moins présent, les timbres de leur voix encore un peu tendre, ils modulent les phrases à merveille et alternent avec bonheur séquences d’énonciation et petites pauses de respiration. Ce qui ne témoigne pas seulement de l’intelligence qu’ils ont du texte, mais du fait que la langue de Mme de La Fayette est devenue leur. Elle n’est pas un corps étranger ; elle émane d’eux, littéralement. C’est notamment ce qui distingue Nous, Princesses de Clèves de l’Esquive , d’Abdellatif Kechiche, qui jouait au contraire sur la performance oratoire et sur la distinction des langages. Et qui se situait clairement du côté de la fiction, avec des comédiens et comédiennes revendiqués comme tels.
Ici, on approche ce qui dans la vie réelle de ces jeunes entre en résonance avec la Princesse de Clèves . Il y a les processus d’identification immédiats. C’est Aurore, qui a un copain qu’elle « estime beaucoup » , mais qui est loin d’être insensible aux autres garçons, « plein de petits Nemours en reproduction » . Ou Abou, qui se retrouve dans « la philosophie de l’honnête homme » et son code de l’honneur, et à qui ses amis disent : « Le Prince de Clèves, c’est toi ! » Il y a surtout la proximité des questionnements, sur l’amour et la possibilité du bonheur, sur la liberté de choisir son avenir et les contraintes posées par les parents, la société. Les mots lus ont fait vibrer leurs sentiments, leurs espoirs, leurs inquiétudes, et permettent une parole qui ne se réduit pas à une confession : la référence à la princesse de Clèves et à ce qu’elle éprouve autorise l’introspection. Il n’y a ni mise à nu ni voyeurisme. Le film, émaillé de citations du roman qui font écho à ce que vivent les adolescents, leur ouvre un espace de liberté pour se regarder et pour se dire eux-mêmes.
C’est très net quand Régis Sauder filme la mise en présence des jeunes et de leurs parents. Les discussions se développent à partir de l’attitude de la mère de la princesse de Clèves, Mme de Chartres, et des préceptes sévères qu’elle donne à sa fille. Se dessinent peu à peu les interdits, les tabous, les souffrances, mais aussi le respect que véhiculent les familles, un poids dont les adolescents, et plus particulièrement les filles, souhaitent se défaire le plus rapidement possible. Certains sur le mode d’une douce évidence. Comme Albert, qui pense ne pouvoir vivre son homosexualité et le bonheur avec son ami qu’à Paris. D’autres, comme Cadiatou, Sarah ou Manel, obligées d’épouser un musulman ou d’élever leurs petits frères, aspirent à plus de liberté sans vouloir pour autant décevoir leurs parents. « La princesse de Clèves est un oiseau en cage » , dit l’une d’elles, comme on tend un miroir. Si l’adolescence est quoi qu’il en soit un moment délicat de la vie, le film fait ressentir la douleur d’une certaine solitude affective, d’un « manque d’amour » , formulé et partagé par plusieurs des filles.
Ces jeunes des quartiers nord de Marseille sont aussi très conscients de la stigmatisation sociale qu’ils subissent. Après une visite au Louvre, que la plupart ne connaissaient pas, et où ils se sont retrouvés en familiarité avec les portraits d’Henri II ou de Catherine de Médicis, Armelle, éblouie par ce qu’elle a vu, exprime sa détestation des préjugés dont, dit-elle, « les gens comme nous » font l’objet. Et plaide, à sa manière, pour une culture « élitaire pour tous » en récusant ceux qui pensent que les lycéens des ZEP sont juste bons pour lire « des textes à la con, des textes faciles » . Régis Sauder a aussi le bon goût de mêler discrètement quelques notes de rap, quelques rimes de slam à la mélodie des phrases de Mme de la Fayette, histoire de rappeler que la diversité des registres culturels n’est pas fatalement l’apanage des classes sociales favorisées.
Dans la dernière partie du film, retour d’une certaine réalité, avec l’école et son système de validation des études : le baccalauréat, qui lui-même est une étape nécessaire vers une émancipation. Lors d’un bac blanc, on découvre Aurore et Sarah dénuées de tous leurs moyens, balbutiantes ou mutiques devant l’examinatrice, ne sachant plus quoi dire de la Princesse de Clèves . En quelques plans, la violence institutionnelle, banalisée, éclate. Celles qu’on a vues auparavant sensibles, habitées par le texte, sont soudain renvoyées et réduites au statut de mauvaises élèves.
Heureusement, Nous, Princesses de Clèves , désormais, existe. Aux antipodes du cinéma militant (pas de discours, pas de démonstration), le documentaire de Régis Sauder est le film-révélateur de la richesse, de la valeur et du courage d’une jeunesse défavorisée. Sans démagogie, en la confrontant à un texte « exigeant » de notre patrimoine littéraire, et en l’impliquant dans un projet cinématographique de haut vol. Pas une seule idée reçue ne résiste à ce film. Chapeau !