Béatrice Delay : « La lutte des générations est un faux-nez de la lutte des classes »
Béatrice Delay est sociologue. Elle a mené plusieurs recherches[^2] sur le rapport des jeunes au travail pour le Centre d’étude et d’emploi.
De quoi briser quelques idées reçues.
[^2]: « Le rapport entre jeunes et anciens dans les grandes entreprises » et « Les jeunes : un rapport au travail singulier ? », septembre 2008, CEE.
dans l’hebdo N° 1150 Acheter ce numéro
Politis : Les jeunes actifs débutent leur vie professionnelle dans un contexte marqué par le chômage,
la précarité, la concurrence… Quelles sont, plus tard, les conséquences
sur leur rapport au travail ?
Béatrice Delay : Vous évoquez ce que le sociologue Louis Chauvel appelle « l’effet de scarification », c’est-à-dire les traces laissées par une arrivée chaotique dans le monde du travail. Si Chauvel les analyse sur le plan macrosociologique, j’ai souhaité comprendre quelles en étaient les empreintes intimes, subjectives, pour des jeunes déjà en emploi. Or, que constate-t-on quand on réalise des entretiens approfondis ? D’abord que la relation au travail des jeunes est beaucoup moins monolithique et simpliste que le portrait qu’en font les discours médiatiques et managériaux – ils parlent parfois de « révolution copernicienne »… Les jeunes n’auraient qu’une seule idée en tête, gagner de l’argent, ils auraient un rapport instrumental au travail, ils ne seraient pas fidèles à leur entreprise… Première remarque : quand on sait qu’un tiers des moins de 30 ans ont déjà occupé au moins 4 postes différents dans leur courte carrière, et sachant que ces mobilités sont en grande partie subies, on ne peut pas leur en vouloir d’être prudents quant à leur engagement durable dans une entreprise qui elle-même ne le fait pas à leur égard ! Plus fondamentalement, il faut nuancer cette vision stéréotypée. Malgré toutes les incertitudes auxquelles sont confrontés les moins de 30 ans dans leur vie professionnelle, ils ont, grosso modo, les mêmes envies que les générations précédentes : s’investir dans leur travail, être reconnus, entretenir de bonnes relations avec leurs collègues. Contrairement aux idées reçues, la plupart des jeunes cadres que j’ai rencontrés étaient rétifs à l’idée d’une part variable sur la rémunération car ils craignaient que cela introduise une mauvaise ambiance dans le groupe de travail.
Leurs aspirations ne seraient donc pas très différentes de celles des baby-boomers…
Oui et non. Car, sur certains points, les jeunes se montrent plus radicaux que leurs aînés. À l’encontre des discours sur leur supposé nomadisme, la sécurité de l’emploi est leur souci numéro un. D’autre part, comme ils sont en général très qualifiés et qu’ils ont baigné dans ce contexte de la fin de l’emploi à vie, des plans de restructuration, des licenciements – bref, qu’ils sont condamnés à vivre dans un présent perpétuel –, ils deviennent très exigeants sur ce que va leur apporter, tout de suite, l’entreprise. Il s’agit d’ailleurs moins d’une demande en termes de salaire qu’en termes de nouvelles compétences pour développer leur « employabilité ». Sur ce point, l’intensification du travail est un mauvais coup : les transmissions intergénérationnelles sur le lieu de travail peuvent être réduites comme peau de chagrin lorsque les salariés n’ont plus le temps de s’extraire du rythme de la production pour échanger et s’approprier de nouveaux savoirs. Reste que, globalement, les jeunes actifs ont tendance à rejeter l’idée que le travail doit tenir une place hégémonique dans leur vie. On voit, par exemple, que les hommes veulent passer davantage de temps avec leur famille, ce qui tranche avec le modèle porté jusqu’alors par les quinquagénaires. Cette posture de (léger) retrait par rapport au travail tient aussi au fait que les débuts de carrière s’accompagnent de désillusions liées notamment au déclassement et aux promesses d’évolution non tenues. En outre, leur niveau d’études, en général plus élevé que leurs aînés, leur permet une distanciation critique pour éviter les pièges d’un mode d’engagement fusionnel dans le travail.
On entend souvent les jeunes
se plaindre que les vieux ne leur laissent pas la place, et les vieux accuser les jeunes, qui acceptent
des statuts précaires, des salaires bas et des conditions de travail difficiles, d’être le cheval de Troie
de la libéralisation… La lutte
des générations a-t-elle remplacé
la lutte des classes ?
Il y a une question qui revient toujours : la situation de la jeunesse actuelle est-elle transitoire ou les jeunes vont-ils, en reproduisant le modèle dans lequel ils ont évolué, véhiculer une transformation pérenne des normes du marché de l’emploi ? On ne peut pas savoir de quoi l’avenir sera fait. En attendant, force est de constater que la France a décidé d’exclure de l’emploi deux catégories de populations : les jeunes et les seniors. On aurait donc tort de voir des relations conflictuelles par nature entre ces deux strates de la société qui, en réalité, vivent un peu la même chose. Si des tensions existent, notamment dans l’espace même de travail, elles sont dues aux défaillances des systèmes gestionnaires et organisationnels incapables de produire des mécanismes de reconnaissance adaptés. Les entreprises dévalorisent l’expérience des anciens en leur opposant le dynamisme et la flexibilité de la jeunesse, mais, en même temps, elles font subir aux jeunes un déclassement social humiliant. C’est peu de dire que cela ne favorise pas les relations apaisées ! Autre signe qu’une prétendue « lutte des générations » est l’arbre qui cache la forêt de la lutte des classes, les disparités à l’intérieur même de la jeune génération grandissent dans un mouvement de bipolarisation : les jeunes défavorisés le sont de plus en plus tandis que les jeunes « bien nés » sont de plus en plus avantagés. Dans les années 1970, même les jeunes faiblement diplômés pouvaient espérer se faire une place relativement confortable dans la société. Aujourd’hui, c’est devenu quasiment impossible.